1.1 Albert Cohen: un écrivain juif?

Ici, dans cette chambre, il a le droit de faire ce qu'il veut, de parler hébreu, de se réciter du Ronsard, de crier qu'il est un monstre à deux têtes et à deux cœurs, tout de la nation juive, tout de la nation française. Ici, tout seul, il pourra porter la sublime soie de la synagogue sur les épaules et, si ça lui chante, coller un cocarde tricolore sur le front. Ici, terré et solitaire, il ne verra pas les regards méfiants de ceux qu'il aime et qui ne l'aiment pas (BS: 721).

Si les personnages mythiques nous paraissent de plus en plus appartenir au passé, ce siècle a vu naître un mythe dont la grandeur dépasse peut-être celle d'un Don Juan ou d'un Casanova. En 1930, Albert Cohen (1895-1981), nous présente un héros qui sera le centre de son œuvre, qui donnera son nom au premier roman de l'auteur(1) et qui formera l'objet central de cette étude: Solal XIV des Solal.

Les ouvrages consacrés à Cohen et à son œuvre ne sont pas très nombreux; nous y trouvons deux biographies et une dizaine de monographies. Or, on remarque que, dans la plupart de la littérature secondaire, la judéité occupe un rôle primordial. Et certes, il serait impossible de comprendre les œuvres de Cohen sans les placer dans le contexte d'une culture et d'une tradition juives. Cohen lui même affirma dans un entretien avec Pascal Bruckner et Maurice Partouche que "[l]a nécessité première de [s]es livres a été de dire [s]on amour pour le peuple juif, de dire qu'il ne ressemblait pas à l'image que les antisémites diffusaient".(2)

Pourtant, la force du mythe de Solal est son universalité. La preuve en est qu'il a su continuer à se développer, à grandir à travers les périodes mouvementées de ce siècle et qu'à l'instant présent, la quête désespérée d'un Solal est aussi actuelle qu'au moment de sa première apparition en littérature. La fin du premier livre dessine une défaite qui se consomme par le suicide de Solal. Pourtant, le héros ressuscite et comme le remarque Albert Bensoussan "[à] la défaite succède [...] la victoire, comme à la mort de Solal au premiers temps du récit succède sa transfiguration. Comment, dès lors, pourrait-on éviter de parler de mythe?"(3)

En outre, sans vouloir nier l'importance du thème judaïque, nous tenterons, dans cette recherche, d'éviter de mettre un accent trop fort sur cette caractéristique. Comme l'a remarqué Max-Pol Fouchet à juste titre: "[Belle du Seigneur] est un beau livre, pas un beau livre juif".(4) Car la fascination que le lecteur éprouve pour le protagoniste de ce roman réside sans doute en cette universalité qui le situe au-delà du héros occidental de notre siècle. Fort, grand et majestueux, Solal suscite l'admiration, mais également faible, démuni et seul, il dépasse le cadre du héros traditionnel en revêtant une dimension universelle qui engendre chez le lecteur, à la fois, la sympathie et l'identification. Simultanément héros et antihéros, Solal se caractérise par l'intégration de la faiblesse et de la force qui se conjuguent, s'allient ou se heurtent.

N'oublions pas, par ailleurs, que l'auteur, qui se donne pour but de "dire son amour pour le peuple juif", n'aimait pas se considérer comme écrivain, ce dont fait preuve l'élaboration de son œuvre. Plutôt que d'achever divers projets de roman successifs, Cohen a travaillé à un seul manuscrit durant toute sa vie. Et dans cette étude, nous allons prendre l'œuvre de Cohen pour ce qu'elle est: un manuscrit qui, suivant le but de l'auteur, est le produit d'histoires dictées ou plutôt dites aux femmes de sa vie, manuscrit dont il tirera les quatre romans qui forment le centre épique de son œuvre.

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1.2 La naissance d'une œuvre

Je ne corrige pas, j'ajoute. C'est mon délice.(5)

Dans le célèbre entretien avec Bernard Pivot, l'auteur explique pourquoi il y a toujours une femme à l'origine de ses livres: "J'écris pour une femme - tout court, pour une femme". Et c'est ainsi que son premier texte publié, Paroles juives,(6) fut écrit pour sa première femme, Elisabeth Brocher, "pour lui faire connaître, à elle la protestante, son peuple à lui: le peuple juif",(7) Solal fut écrit pour "celle qui [l]'admirait inutilement, sans raison. Et avec elle, tout en l'aimant, je m'ennuyais. Alors, le soir, quand je rentrais du B.I.T., l'idée de devoir faire la conversation avec elle - que j'aimais - m'ennuyait un peu. Parce que, quoi, on n'a pas toujours des choses extraordinaires à raconter, tandis que là, je lui avais raconté quelque chose d'intéressant pour nous deux. Et puis, en même temps, c'était un enfant que nous faisions".(8) Et Cohen avoue être resté fidèle à cette méthode de travail.

Solal fut publié en 1930 chez Gallimard et si, après ce début prometteur, Cohen se proposa de publier un roman par an, "[l]es aléas de sa vie, conjugués à son tempérament neurasthénique ne lui permettaient pas de soutenir un tel rythme".(9) Ce fut à cette époque que Cohen commença le projet d'un vaste roman devenu par la suite Belle du Seigneur. Sept ans plus tard, il tira du manuscrit la matière d'un nouveau roman à la demande insistante de Gaston Gallimard. Mangeclous(10) fut publié en 1938 et dans l'émission Apostrophes, l'auteur remarqua à propos de ce livre: "Mangeclous, dont on dit que c'est un livre très comique, a été écrit pendant la période la plus triste de ma vie. [...] triste, triste et écrivant un livre pas triste du tout, le dictant plutôt. J'ai toujours dicté, et toujours à une femme".(11)

On dut attendre 1968 avant que ne paraisse enfin Belle du Seigneur,(12) généralement désigné comme le chef-d'œuvre d'Albert Cohen. A l'origine, ce livre comprenait plus de 1200 pages. Cependant, à la demande de son éditeur, l'auteur consentit - non sans regret - à scinder le texte en deux ouvrages. Les vingt-quatre chapitres qui s'inséraient entre les chapitres XI et XII du manuscrit original, furent publiés un an plus tard sous le titre Les Valeureux.(13)

Entre-temps, Cohen avait publié un hommage posthume à sa mère, Le livre de ma mère,(14) et une pièce de théâtre, Ezéchiel,(15) qui étaient des remaniements de publications antérieures. Avec Belle du Seigneur et Les Valeureux s'achève l'œuvre romanesque, puisque les deux ouvrages publiés par la suite, Ô vous, frères humains(16) et Carnets 1978(17) sont des récits autobiographiques.

Enfin, pour justifier notre choix d'intégrer les quatre romans, publiés à des intervalles très irréguliers dans ce que nous appellerons volontiers La geste des Solal, nous avançons que non seulement ces livres prennent leur origine dans le même manuscrit, mais encore, qu'ils représentent chacun une variation sur les mêmes thèmes, voire métaphores obsédantes. Dans les quatre livres, nous retrouvons Solal et les Valeureux, les cinq amis burlesques de la communauté juive de Céphalonie. Et l'action tout comme la philosophie tournent autour des mêmes préoccupations de l'auteur, de sorte que l'on pourrait parler d'une intertextualité interne à l'œuvre de Cohen, constatation que l'auteur lui-même confirme dans un entretien avec Gérard Valbert et Jean-Jacques Brochier. A la remarque de ces derniers que "Finalement, vous n'écrivez qu'un seul roman (à part les textes autobiographiques) qui se développe sans cesse", Albert Cohen répond: "Exactement, ce sont les mêmes personnages, la même obsession de la mort".(18)

Sachant qu'Albert Cohen a toujours catégoriquement refusé d'être identifié à Solal et, quoique les récits autobiographiques reprennent souvent, à peu près dans les mêmes mots, les thèmes obsédants des romans, nous avons préféré nous pencher plus spécialement sur l'œuvre romanesque. Non sans humour, Cohen corrigea Bernard Pivot quand celui-ci proposa cette analogie: "D'abord, Solal n'a pas écrit de livres, hein?".(19) Respectant cette volonté, nous ne parlerons pas de la personne de Cohen quand nous chercherons à analyser le protagoniste. D'ailleurs, la question de savoir si le personnage est l'auteur, n'est jamais réductible à une réponse simpliste. Mangeclous est souvent considéré comme l'alter ego de Solal, le caractère allégorique des personnages des Valeureux a incité à les prendre pour des aspects isolés des personnalités de Cohen et/ou de celle de sa mère.(20) Nous préférons nous tenir à l'opinion qu'il y a du Cohen dans Solal et son entourage.

Pourtant, dans les récits biographiques, tout comme dans les ouvrages romanesques, les occurrences répétées de préoccupations se référant à une vision unique justifient notre choix de rapprocher les deux parties de l'œuvre. Grâce à ce rapprochement nous pourrons illustrer certains phénomènes intertextuels des romans tels que le jour de mes dix ans, la conception de l'amour et de l'amour chimiquement pur et enfin la tendresse de pitié. Une certaine prudence sera pourtant de rigueur, car l'auteur aimait à mystifier, sinon à mythifier sa vie, son héros et sa méthode de travail. Et encore, si Cohen n'est pas Solal, il y a du Cohen dans ses livres: l'écrivain a tendance à prendre à part le lecteur pour calomnier ses personnages, pour insérer des commentaires métadiscursifs qui donnent une vision plus vivante, sinon plus attendrissante sur le comportement dynamique de ses héros. Comme en témoigne le passage suivant, l'auteur aimait ses personnages: "Elle se punissait ainsi de penser à Solal. Elle sanglota. (Tu ne peux pas savoir comme elle était adorable)" (S: 242). Et comme une mère, il met en garde le lecteur contre son héros, justifie et pallie les faiblesses de ce dernier: "Fille de Baal! Et lui, Solal, si simple et si pur"(S: 166). Dans son amour pour ses personnages, Cohen les perçoit comme des identités à part entière, vivant leur propre vie. D'après Moshe Mizrahi, scénariste et metteur en scène du film Mangeclous, la troisième femme de l'écrivain lui aurait confié qu'Albert Cohen avait l'habitude de dire: "Sais-tu ce qu'a encore fait Mangeclous aujourd'hui? comme s'il s'agissait du dernier tour d'une personne réelle".(21)

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1.3 La quête de l'absolu

L'absolu porte sa justification en soi, il est immanent à qui en est épris.(22)

Dans cette recherche, nous allons nous restreindre à l'étude d'un phénomène qui se présente dans Solal et dans Belle du Seigneur surtout: la quête de l'absolu. Une quête souvent comparée à un combat, cependant, de par les interventions de l'auteur dans le texte et de par le caractère oral de l'élaboration des romans, le lecteur appréhende les cheminements de Solal plutôt comme un débat. Véritable Sisyphe, Solal se lance dans des ascensions galvanisantes qui sont inexorablement suivies de chutes vertigineuses. Nous pouvons distinguer ascension sociale, ascension métaphysique et ascension en amour. Elles se répètent, non seulement à l'intérieur du même ouvrage, mais elles se retrouvent également dans les deux livres-clés. Cette répétition est inhérente à l'œuvre de Cohen.

Nous verrons également que l'absolu métaphysique auquel aspire notre héros, ne doit pas être confondu avec Dieu. Il s'agit plutôt d'une quête de l'homme vers l'entité absolue qu'il porte en lui et qu'il tente d'atteindre en retrouvant l'harmonie entre son essence et l'univers dans lequel il évolue. Nombreux sont les indices qui révèlent que, dans l'univers de Cohen, la place centrale est plutôt occupée par l'homme que par le divin. Dans l'entretien avec Jean-Jacques Brochier et Gérard Valbert, Cohen affirme son attitude peu orthodoxe à l'égard de Dieu. S'il ne croit pas en Dieu, il le respecte:

Et je L'aime. Parce qu'Israël n'est pas l'élu de Dieu, mais que c'est Dieu qui est l'élu d'Israël. Ce Dieu, je L'aime, parce qu'au fond de mon cœur d'incroyant il y a cette certitude que Dieu est né de mes prophètes, de mes juges, de mes patriarches. Il a le même caractère, souvent rageur et furibond, que les prophètes. Dieu c'est l'esprit prophétique dirigé vers le ciel.(23)

Le divin devrait donc être considéré comme une nature qui provient de l'homme-prophète, celui qui voit, qui porte en lui une vérité destinée à être propagée.

Toute l'action se déroule autour du héros solaire voué à une quête qui se manifeste comme la "recherche de la plénitude et de la vérité selon un itinéraire incertain, balisé de tentations et d'erreurs".(24) Hubert Nyssen commente: "l'auteur a tenu un compte religieux des mouvements pendulaires qui sont comme le flux et le reflux dans une existence humaine. De Solal, par exemple, constamment révolté puis soumis, résigné puis enflammé, l'écrivain a montré les retournements, les repentirs, les furtifs mouvements de miroir rejetant la lumière, entre deux paroxysmes".(25) Nous verrons s'articuler les opérations de cette recherche de l'absolu en la vérité et en la plénitude s'appuyant sur l'amour comme moyen d'y accéder. Après avoir posé la question de savoir où cette aspiration prend ses origines, comment elle se manifeste et quelles causes se trouvent à la base du sentiment de déchirement dont souffre le protagoniste, nous allons nous pencher sur le comportement compulsionnel qui s'ensuit de ce déchirement: de l'exacerbation des passions à la chute décevante qu'elles semblent inévitablement entraîner. En dernier lieu, nous tenterons de cerner l'illusion sur laquelle repose cette quête de l'absolu.

Les deux romans se concentrant sur le personnage de Solal et illustrant sa chaîne perpétuelle d'ascensions et de chutes, il nous semble primordial de nous pencher sur le protagoniste de la saga.

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Notes du Chapitre 1

1. Solal, Paris: Gallimard, 1930 (réédité en 1969, réédité en 1981 dans la coll. Folio no 1269).

2. "Albert Cohen", entretien dans Le Monde du 6 janvier 1980, propos recueillis par P. Bruckner et M. Partouche. Réédité dans Entretiens avec Le Monde (vol. II, Littérature), Paris: La Découverte / Le Monde, p. 43.

3. "L'œuvre d'un séducteur", dans Magazine Littéraire 261, janvier 1989, p. 37.

4. Max-Pol Fouchet dans L'Arche du 26 septembre 1971, cité dans Hubert Nyssen, Lecture d'Albert Cohen, Avignon: Alain Barthelémy & Actes Sud, 1981, p. 37.

5. Entretien avec Jean Buenzod, cité dans Christel Peyrefitte, "Préface à Belle du seigneur" dans Belle du seigneur (Bibliothèque de la Pléiade), Paris: Gallimard, 1986, p. XXXIX.

6. Paroles juives, Genève: Kundig, et Paris: G. Krès, 1921.

7. Christel Peyrefitte, "Préface à Œuvres", dans Œuvres, Paris: Gallimard, 1993, (Bibliothèque de la Pléiade), p. 1223. En 1924, à l'âge de vingt-neuf ans, Elisabeth Brocher mourut. Pourtant, selon Albert Cohen, l'influence de sa première femme pour l'œuvre fut ineffaçable comme il l'atteste dans un entretien avec Georges-Marc Benamou, cité par Bella Cohen dans Autour d'Albert Cohen (Gallimard, 1990): "elle ressemble beaucoup à la merveilleuse Aude dans Solal. [...] Et c'est avec elle, avec cette première épouse, belle et vertueuse, disparue trop tôt et trop tragiquement, que j'ai commencé à raconter mes livres aux aimés".

8. Apostrophes du 23 décembre 1977. Entretien proposé par Bernard Pivot.

9. Christel Peyrefitte, "Notice sur Mangeclous" dans Œuvres, Paris: Gallimard, 1993, (Bibliothèque de la Pléiade), p. 1257.

10. Mangeclous, Paris: Gallimard, 1938 (réédité en 1969 et en 1980 dans la coll. Folio no 1170).

11. Apostrophes du 23 décembre 1977. Entretien proposé par Bernard Pivot.

12. Paris: Gallimard, 1968, (entré dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1986, édition établie par Christel Peyrefitte et Bella Cohen).

13. Paris: Gallimard, 1969.

14. Paris: Gallimard, 1954, (coll. Folio no 561, 1974). Première version parue sous le titre "Chant de mort" dans France Libre, 15 juin-15 juillet 1943, 15 février-15 mai 1944.

15. Paris: Gallimard, 1956. Première publication dans Nouvelle Revue juive, Palestine, 1930

16. Paris: Gallimard, 1972, (coll. Folio no 1915, 1988). Paru sous le titre "Jour de mes dix ans" dans France Libre, 10 juillet 1945 et dans Esprit (version raccourcie), septembre 1945.

17. Paris: Gallimard, 1978, (coll. Folio no 2434, 1992).

18. "Albert Cohen - Tous mes livres ont été écrits par amour" entretien avec Cohen, propos recueillis par J.-J. Brochier et Gérard Valbert, dans Magazine Littéraire 147, avril 1979, p. 7.

19. Apostrophes du 23 décembre 1977.

20. Cette idée est brièvement élaborée par Hubert Nyssen, Lecture d'Albert Cohen, Avignon: Alain Barthelémy & Actes Sud, 1981, p. 32.

21. "Mangeclous au cinéma", entretien avec Moshe Mizrahi, propos recueillis par Catherine Sauvat, dans Magazine Littéraire 261, janvier 1989, p. 43.

22. Hubert Nyssen, Op. cit., p. 58.

23. "Tous mes livres ont été écrits par amour" entretien avec Cohen, dans Op. cit., p. 8.

24. Yves Stalloni, "Albert Cohen: Solal" dans L'école des lettres II, 1988-1989, no 13, p. 15. Nous soulignons.

25. Hubert Nyssen, Op. cit., p. 57. Nous soulignons.