2.1 Le Soleil

Le soleil illuminait les larmes du seigneur ensanglanté au sourire rebelle qui allait, fou d'amour pour la terre et couronné de beauté, vers demain et sa merveilleuse défaite (S: 473).

Fils unique du grand rabbin de la "Communauté des Sept Iles Ioniennes" (S: 15), Solal sera un enfant du Soleil de la Méditerranée grecque. Il est héros, solaire et solitaire, symbole de vie et hanté par la mort, évoluant constamment de la lumière à l'ombre et de l'ombre à la lumière. Il est vital, porteur d'une dynamique: l'opposé du personnage romantique du XIXème siècle. Mais en même temps il est seul. Dans toute l'œuvre romanesque, Solal n'a aucun ami, à l'exception peut-être de sa chatte Timie.

Solaire, le héros symbolique meurt à la fin de sa première épopée et ressuscite alors qu' "[a]u ciel un oiseau royal éploy[e] son vol". L'allusion au phénix est explicite: l'oiseau fabuleux associé au culte du soleil dans l'Egypte ancienne, l'oiseau légendaire qui, après s'être immolé par le feu, renaît de ses cendres avant de s'envoler à Héliopolis, la ville du Soleil. Solal, lui, s'envole "vers demain et sa merveilleuse défaite [...] et il regarde le soleil face à face" (S: 473). Cet amour pour le soleil n'est certainement pas étranger au créateur du personnage mythique. Pensons à l'enfant Albert Cohen qui erre dans les rues de Marseille après avoir été confronté à l'antisémitisme pour la première fois dans sa vie, petit 'bougre' à la recherche d'une confirmation de l'injustice de cette haine rencontrée. Cherchant à être écouté, à susciter l'attention, et à être aimé, il essaie de briller aux yeux de deux bonhommes "en leur parlant d'Icare, désespérément essayant de les intéresser en leur racontant l'aventure du fils de Dédale" (FH: 107).

Solal fait son entrée en littérature au moment de sa Bar Mitzvah, son initiation religieuse, rite qui le consacrera membre adulte de sa communauté d'origine. Ceci nous semble bien significatif: sortant de la sécurité protectrice de l'enfance, il est désormais considéré comme adulte et "responsable des ses actes" (S: 49). Son père, rabbin de la communauté juive, lui impose un code moral. Pour les auditeurs présents à la cérémonie, ses conseils semblent décevants, mais, pour le lecteur qui ne se souciera pas de l'avenir religieux de l'enfant - car il ne succédera jamais à son père -, ces paroles dévoilent déjà les thèmes moraux qui joueront un grand rôle dans les conflits internes du protagoniste:

Sans espoir de récompense agis avec justice afin que le peuple soit glorifié. [...] Méprise la femme et ce qu'ils appellent beauté. Ce sont deux crochets du serpent. [...] La charité est le plaisir des peuples féminins; le charitable savoure les fumées de sa bonté; en son âme secrète, il se proclame supérieur; la charité est une vanité et l'amour du prochain vient des parties impures. Le pauvre a droit légal à une partie de ton bien. (Pause.) Plus tard, ne sois pas rebuté par notre difformité. Nous sommes le monstre d'humanité; car nous avons déclaré combat à la nature (S: 48).

Le héros est un demi-dieu, haut de naissance, plein de ressources, d'humour, d'intelligence et de charme, mais en même temps, il est mortel. Et il en est bien conscient. Dès sa petite enfance, tous ont loué sa beauté, son intelligence, son éloquence et durant sa vie les femmes le qualifient d'adjectifs plus qu'impressionnants: "beau, naïf, pénétrant, chaud, hardi, insolent, si courtois, bon, immense, diabolique et vivant".(26) Toutes ces louanges ne le font cependant pas oublier que la mort est inévitable. Bien au contraire, nous pourrions dire qu'il est hanté par l'idée de la mort. Hantise qui n'est pourtant pas pathétique, car, dans sa désespérance, Solal semble conscient du caractère incontournable de la mort. Au lieu de se résigner passivement au désespoir, il instrumentalise la conscience de la mort de façon à vivre plus intensément: cette conscience est la source d'énergie où puise sa quête de l'absolu.

De quelle dynamique Solal est-il responsable? Reprenons l'idée que Hubert Nyssen a articulée dans sa Lecture d'Albert Cohen: "Solal n'est [pas] un personnage ordinaire de roman, poursuivant un itinéraire, accomplissant un trajet nécessairement fini. Peu à peu, il accède au tragique et à l'essence du tragique qui est de s'instituer entre les hommes et l'absolu. Peu à peu on le voit comme un astre (Solal/Soleil),(27) indéfini et immobile, autour duquel les acteurs accomplissent leurs révolutions, recevant de lui, tour à tour, le mirage de leurs espérances, le reflet de leurs illusions, l'impression qu'ils ont parfois de régner sur quelqu'un ou sur quelque chose".(28) Impersonnifiant ainsi l'absolu, Solal semble synthétiser l'action de tous les personnages, qu'ils soient 'goyim' ou juif, faculté provenant, d'une part, de sa naissance comme 'futur chef de sa généalogie' et, d'autre part, de sa propre volonté, de son ambition et de ses accomplissements: la réussite sociale à Paris comme député, ensuite comme ministre, puis à Genève comme sous-secrétaire général de la Société des Nations. La fonction 'structurelle' de Solal sera absolue non seulement dans la mesure où le héros échappe à la condition humaine - il meurt et renaît -, mais encore, elle sera le moteur actionnant la dynamique du roman.

Une dynamique de recherche: Solal cherche l'amour, ou plutôt il cherche à être aimé. Etre aimé par une femme qui sera une fille de gentils, déjà mariée ou fiancée. C'est Solal qui déclenche l'action, met en place et les conditions et l'exécution de la séduction. Non seulement il doit séduire les 'goyim' qui vont le lancer dans le social, mais encore, il conquiert leurs femmes en déployant des stratégies de séduction qui font penser tantôt à un envoûtement, tantôt au combat d'un prédateur et de sa proie. Ainsi, Solal, petit génie juif de seize ans, enlève la 'consulesse' chrétienne de France; ainsi Solal, ministre, se lance dans une campagne de séduction pour gagner l'amour d'Aude; ainsi, Solal, sous-secrétaire général de la Société des Nations, met au point des stratagèmes pour enlever la femme d'un de ses fonctionnaires de rang inférieur. Des liaisons amoureuses se dessinent, mais, dès le début, elles semblent vouées à l'échec et l'image de l'amour s'efface peu à peu après la consommation charnelle. Tant que durent la 'parade nuptiale' et les prémices amoureux, les louanges de la beauté féminine rappellent le Cantique des Cantiques (BS: chapitres XXXVII-XL), mais, quand les amants passent à l'acte, un Solal sarcastique et démystificateur se révèle. Les 'sages' propos de son père semblent alors résonner en lui, et rares sont les paragraphes où l'acte sexuel est décrit sans être accompagné d'une remarque telle que: "Baiser, cette soudure de deux tubes digestifs" (S: 170), pensons également aux paragraphes introduits par "Leur pauvre vie!" (BS: chapitre XCII). Ainsi démystifiés, les amours de Solal aboutissent à un échec incontournable mais néanmoins magnifique et générateur de possibilités nouvelles. Le lecteur se demande alors si, pour Solal, l'essentiel se trouve dans l'atteinte de son objectif ou dans la perpétuelle mise en œuvre pour l'atteindre, autrement dit: les moyens sont-ils plus importants que la fin? Quels sont ces moyens et quelle est cette fin?

Victime des attirances profondes des deux mondes qui constituent son décor - le monde juif de la Céphalonie de son enfance et l'Europe des 'goyim' de son avenir - Solal cherche éperdument à trouver "la plénitude et la vérité" dans une vie où il est déchiré entre, d'une part, ses ambitions sociales, ambitions que l'Occident saurait combler et, d'autre part, son besoin de racines que seul l'univers de sa petite enfance a pu satisfaire. Or, il n'est guère le genre d'homme à attendre passivement que l'occasion se présente. Au bas de l'échelle "sociale", lorsqu'il vit au sein de sa communauté juive, il commence, contre les voues de son père, une relation amoureuse avec une 'schikse'. Et plus tard, lorsque, marié avec son épouse chrétienne en France - bien à la hauteur de ses rêves - il se crée une "demeure secrète dans sa demeure d'Europe", un ghetto juif dans la cave de sa maison à Saint-Germain, un univers qu'il appelle "le royaume de la mort" ou "la contrée du sourire effrayant" (S: 352). D'une part, cet univers est si isolé de la vie extérieure - du social - que la condition en est d'une part une dévalorisation pour les juifs qui y vivent et, d'autre part, il est si caricatural qu'il effraie son épouse chrétienne. Bref, à la fois par attrait de ce qu'il n'arrive pas à intégrer et pour combler le manque, il crée un microcosme, un refuge qui ne fait pourtant pas partie de sa vie. La conscience de la mort, la force de ses aspirations, la peur de l'échec, la pression de la vie sociale, et toutes les contradictions de son existence déchirée le rejettent parfois dans une solitude profonde qui le conduit à la création de son ghetto personnel.

Solal recherche une existence où les deux aspects opposés de son identité s'intégreraient de façon harmonieuse. Les "mouvements pendulaires", le "flux et le reflux dans une existence humaine", "les furtifs mouvements de miroir rejetant la lumière, entre deux paroxysmes" sont à la base de l'action dans les romans de Cohen. En apparence, Solal est incapable de trouver un compromis entre les côtés opposés qui l'attirent et le déchirent, et il semble condamné à une oscillation perpétuelle, se perdant entre les deux extrêmes. Or la constance même de ce mouvement provoque, chez le lecteur, la mise en doute de la fatalité du déchirement. Est-ce un mouvement imprimé par l'extérieur, par le social, ou, au contraire, né de l'intérieur et inhérent à sa personnalité?

Solal nous est présenté par l'auteur comme vivant une contradiction aliénante. Par son origine et par son sort de "futur chef de sa généalogie", il est né à la hauteur de ses possibilités. Dans l'environnement protecteur de la communauté juive, il semble donc privilégié, aimé et adoré. Simultanément, le jeune enfant apprend que cette origine est discriminée par ceux qui ne partagent pas la même culture. Le passage suivant en témoigne:

Et c'était pour cette race qu'il s'était battu plusieurs fois au lycée français contre ses condisciples chrétiens qui lui faisaient la vie dure et qui se moquaient de sa beauté qu'ils convoitaient. Pourquoi était-il Juif? Pourquoi ce malheur? A dix ans il était encore si pur, si émerveillé, si bon; mais l'amertume et l'inquiétude étaient venues le jour du massacre des Juifs. [...] A dix ans, déjà, il avait connu la méchanceté des hommes et il savait, cet enfant, qu'il en resterait blessé toute sa vie (S: 70. Nous soulignons).

Le jour du massacre des Juifs(29) a initié Solal à "l'amertume et l'inquiétude" et au "malheur d'être juif". Cet événement traumatisant doit fort être en contraste avec l'image positive - avec la valorisation innée que lui procurent ses origines. Un sentiment qui était ressenti comme positif au début, se transforme en un sentiment profond de solitude et d'aliénation. Il est autre, étranger, même dans son lieu natal. Le berceau de la communauté juive ne peut pas le protéger de cette blessure. Se forçant à accepter son sort, il se réconforte dans la solitude: "Il irait seul. Il était Solal" (S: 80). Or, après son départ, l'image positive de ses origines semble disparaître de la conscience du héros: elle ne réapparaît que sous forme de nostalgie et de rêve. Ce sentiment négatif d'aliénation, en revanche, ne se révèle pas seulement prépondérant, mais constituera encore la base du comportement ultérieur de Solal. Les récits autobiographiques Le livre de ma mère, Ô vous, frères humains et Carnets 1978 témoignent clairement des préoccupations décisives dans la vie de l'auteur, préoccupations qui retrouvent un écho dans les romans, surtout sous la forme d'un clivage profond dans le caractère du protagoniste. Et nous allons voir que ce clivage est une des causes de l'oscillation constante entre l'harmonie de ses origines et la réussite tumultueuse que lui promet l'Occident.

Ses errances le poussent vers la terre étrangère où il recherche la réussite sociale, la reconnaissance de ces "veinards occidentaux", issus de nobles milieux genevois, parisiens et chrétiens. Et remarquons qu'une jalousie quelque peu pathétique n'est pas tout à fait étrangère à notre héros:

Solal se sentit encore plus déshérité lorsqu'il contempla Lord Rawdon [...]. Il n'avait qu'à s'acquitter avec soin de sa tâche quotidienne, facilitée par les sympathie que sa nombreuse parenté faisait surgir autour de lui, pour être à quarante ans vice-roi des Indes. Il devait simplement se garder des passions du cœur et de l'esprit, et pour affirmer sa personnalité, choisir une excentricité intellectuelle telle que l'étude des hiéroglyphes ou la numismatique. Sa naissance, son mariage, son écurie de courses et les revues illustrées feraient le reste. Solal, lui, n'avait que Solal.
Il se prenait en pitié. Pauvre fils de la Loi et des oignons cru, que faisait-il au milieu de cette race rouge de viandes rouges et de douches glacées (S: 194).

Effectivement, cette question "que fait-il au milieu de cette race" ne trouble pas seulement Solal. Le lecteur se la pose aussi: que fait-il, ce Solal, seigneur par sa naissance, dans ce milieu ou ses acquis ne représentent rien? S'il était resté dans le ghetto de son île natale, s'il avait épousé une juive, s'il avait succédé à son père et aux pères de son père et aux pères de ceux-ci, qu'il fût devenu chef religieux de la Communauté Juive des Sept Iles Ioniennes, il aurait eu toute la réussite et toute la reconnaissance que l'on peut se souhaiter. Mais non, il lui faut se rendre en Occident pour chercher la réussite, ce qui signale son désir d'identification avec l'Autre. Et non seulement cet Autre a une avance sur Solal - comme nous le voyons dans le cas de Lord Rawdon - mais encore, il a la vie facilitée car il vit avec ses pareils. Et lui, Solal n'est qu'un "étranger parmi les étrangers" (S: 401). De plus, cet Autre n'est pas facilement prêt à accepter ce méditerranéen 'étranger' et juif. Alors, Solal se heurte encore à haine - l'antisémitisme renforçant le malheur de son existence de juif apatride - ce qui engendre une inlassable motivation de chercher à être aimé, d'attester "la bonté et la vénération qu'il y a dans [s]on âme" (S: 70).

Il importe cependant de noter qu'il serait trop simple de nous arrêter à la constatation que l'origine de la tentation de l'Occident s'explique uniquement par une réaction au malaise de l'identité offensée de Solal. Bien au contraire, loin du berceau familial de la communauté juive de Céphalonie, la réalité d'être juif - et donc de ne pas être aimé - est une confrontation inévitable. Nous verrons que ce choix pour l'Occident n'est pas aussi innocent qu'il y paraît à première vue. D'ailleurs, l'Occident des gentils n'est pas exclusivement le contraire de l'Orient juif. Remarquons que, tout en enlevant Adrienne et en se dirigeant vers l'Occident avec elle, Solal ne s'enfuit pas seulement de son enfance, mais il donne suite à un désir d'apprendre à connaître un monde occidental - plus spécifiquement, la France -, connaissance qui était bien souvent le sujet des rêves idéaux des Valeureux de France, la bande des cinq figures burlesques de la famille Solal.(30) Le protagoniste a d'ailleurs un professeur de français et il passe le baccalauréat au lycée français d'Athènes. Il nous semble donc plus juste de prendre l'Occident pour ce qu'il offre d'attirant au héros, au lieu de le prendre pour tout ce que son île natale ne pourrait pas lui offrir.

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2.2 Le seigneur

Messie
Je t'ai cherché dans les yeux de mes frères.
Tu n'as pas répondu
Messie.

Messie
N'est-ce pas toi
Fils respecté qui me naîtras demain.
N'est-ce pas vous aussi
Fils de mes frères (PJ: 80).

 L'importance des noms propres dans l'œuvre de Cohen mériterait une étude à part. Si le cadre de ce mémoire ne nous permet pas d'y insister longuement, nous tenons à noter qu'à plusieurs reprises, le nom du protagoniste donne lieu à des associations intéressantes: Adrienne, sa première maîtresse l'appelle "Prince Soleil ou Solal ensoleillé ou Cavalier du Matin" (S: 76), et Aude, sa première femme lui avoue: ton nom de soleil et de solitude est gravé dans mon cœur depuis le premier jour (S: 244). Soleil, force dominante de notre système planétaire et symbole de vitalité; solitude, prérogative de son existence dès la naissance: ces allusions ont souvent été évoquées. A ces deux-là, nous aimerions ajouter sol: importance de la terre hostile sur laquelle il vit, loin du paradis perdu de son enfance, loin de l'harmonie entre le méditerranéen, son île, son soleil et sa mer ionienne, entre l'enfant juif et sa communauté juive, entre l'individu et le collectif, loin de l'harmonie entre l'enfant et sa mère.

Une harmonie qui était présente à l'origine de son existence: ayant le même prénom et le même nom, l'individualité de ce jeune homme s'est à première vue appropriée par le collectif. Il est le Solal XIV des Solal, enfant de son peuple, futur chef de sa généalogie, de la communauté juive et seigneur par naissance:

Solal des Solal. Il a le même prénom et le même nom. [...] C'est une tradition, Messieurs, dans cette grande famille (Rictus respectueux à gauche pour les Solal et à droite méprisant pour toutes les autres familles.) Toutes les deux générations, le premier-né du chef de la famille s'appelle Solal des Solal (S: 15-16).

Son père, le rabbin Gamaliel "avait songé qu'il était l'Attendu" (S: 91), 'le Sauveur', en d'autres mots: le Messie, l'homme élu parmi les hommes, créé à l'image de Dieu mais en même temps un solitaire qui prendra sur ses épaules la souffrance des hommes. De nombreux témoignages semblent confirmer la supposition que Solal a un potentiel messianique et nous en citerons quelques-uns:

Juste après la cérémonie du Bar Mitzvah, une vieille magicienne assure à Saltiel:

- Homme, je ne puis te dire que ceci: l'enfant porte le signe.
- Quel signe, ô ma tante d'infinie considération? demanda Saltiel effrayé.
- Il porte aux mains les mêmes lignes, les mêmes! dit la vieille avec exaltation.
- Mais les mêmes que qui, que quoi, ô septante-sept fois maudite à qui j'ai donné un écu pour rien?
- Je ne puis te répondre, Juif, dit la vieille qui disparut. (S: 54-55)

Se préparant à son suicide, Adrienne, la femme qui a initié Solal à l'amour et à la vie occidentale, se complaît d'avoir su avant les autres:

Avant les autres, elle avait deviné l'attente et l'espoir de cet homme si simple, si bon en réalité, si pur et qui cachait sa naïveté sous des rires et des étrangetés. Et si elle se trompait, s'il devait n'être qu'un homme comme les autres hommes, du moins elle garderait son illusion jusqu'à la fin et personne non plus ne viendrait la détromper (S: 289).

Ariane, l'héroïne de Belle du Seigneur se dit en elle-même:

Mon fils, mon seigneur, mon messie (BS: 373).

Et dans un entretien paru dans Le Monde, l'auteur propose lui-même:

[...] en son âme secrète, il [Solal] croit follement être le Messie.(31)

Pour revenir à la problématique de ce mémoire, nous remarquons que le concept du Messie se rapproche d'un absolu: semblable au divin et semblable aux hommes, symbiose de l'ici-bas et du là-haut. D'où vient cette identification avec le Messie? Peut-on parler d'une idéalisation de soi? En effet, dès sa naissance, Solal semble être destiné à vivre à la hauteur de l'absolu. Il est fait pour être adoré. La promesse d'une vie de chef religieux et sa nature purement humaine, la fierté de ses origines juives, se heurtent à la haine persécutrice d'autrui, haine qui le blesse profondément. Mais au lieu de se résigner dans la souffrance née de la persécution, il se couronne "roi de l'exil" et part en Occident pour prouver leur tort aux frères chrétiens.

Nous avons déjà remarqué que le mythe du seigneur Solal ne se restreint pas au domaine religieux. S'il y a des analogies, ne confondons toutefois pas le seigneur avec le Messie. Solal est un seigneur: ses femmes le prendront pour tel: "Tu es mon seigneur, je le proclame" (S: 244); et même son père le regarde "le visage hébété d'adoration" (S: 360). Dans Albert Cohen, le Seigneur,(32) son ami et biographe Gérard Valbert, cherche à expliquer la notion de 'seigneur' en établissant un parallèle entre le protagoniste et son créateur qui, lui aussi, jouait avec cette image. Mais, "ce Seigneur n'appartient pas à notre monde occidental. Il n'est ni Don Juan, ni Barbe-Bleue, il n'a aucun lien avec cette féodalité [...] qui, en un temps que nous nommons aujourd'hui Moyen-Age, a voulu donner noblesse au culte de la force". Selon Valbert, la conception de 'seigneur' viendrait de l'orgueil de l'origine multi-culturelle de Cohen: "il y a du Grec, du Vénitien, du Byzantin, du séfarade dans les origines de la famille de l'écrivain, et son aristocratie puise dans les racines de la civilisation". La fuite en cette superbe serait "un viatique, un bouclier contre le méchant, l'héritage d'une enfance imaginative".(33) Cette aspiration vers un statut social absolu et surtout vers une position qui suscite l'adoration, serait-elle alors une manière de se protéger de l'hostilité du monde extérieur et d'apaiser l'inquiétude causée par son existence duale? Aussi sommes-nous tentés de croire que, pour Solal, être seigneur est une aspiration qui est loin d'être innocente et qui dépasse largement le cadre d'un simple jeu. Si l'on prend en considération le nombre d'occurrences du mot et la répétition des schémas, nous arrivons à la conclusion que ce phénomène d'auréole de seigneur sous laquelle le protagoniste s'abrite après quelconque échec, est des plus significatifs dans l'œuvre de Cohen, d'autant plus que ce seigneur est un seigneur déchu, désespéré, errant et solitaire. Considéré sous cet angle, le concept d'un seigneur messianique devient une des ascensions possibles vers l'absolu, une espèce de double sur un plan métaphysique. En analogie, le seigneur donjuanesque lui servira de double dans le social et en amour.

La fin de Solal fournit une suite d'événements qui mérite une attention plus particulière. Une fois conquise par Solal, Aude capitule devant son seigneur et, par conséquent, semble accepter son appartenance, semble prête à l'assumer même:

- Ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu.

[...] Elle avait enfin dit les mots qu'il attendait depuis longtemps. (S: 356).

Pourtant, la venue du père de Solal et de l'oncle Saltiel cause un scandale et Solal renie ses origines. Il refuse de les recevoir. Face à son oncle, il se lance dans un monologue contre son peuple et déclare: "Je suis un renégat" (S: 335).

Ce moment est décisif pour le jeu de mouvement du premier roman. Les aventures d'initiation avec Adrienne, la carrière-éclair du jeune homme et la séduction d'Aude semblent constituer le prélude à l'amour absolu qui compensera la haine rencontrée au début de sa vie. Une fois qu'il semble avoir atteint ce stade, Solal se compromet en reniant ses origines, annonçant déjà la chute inévitable. Il ne peut plus être ce qu'il est parce qu'il choisit d'être avec Aude. Il n'a plus envie d'aller au travail ni d'exercer ses fonctions de ministre; il se sent piégé dans la cage dorée du mariage; il achète un château La Commanderie à Saint-Germain; il tombe malade et, en cachette, il installe un ghetto juif dans la cave de leur nouvelle demeure conjugale. Après avoir découvert le secret de son mari, Aude reprend ses jugements de bourgeoise protestante:

Qu'y a-t-il de commun entre toi et ces gens? Tu es beau et noble, tu n'es pas comme ces larves. Aimé, renvoie ces gens. [...] Je veux vivre chez moi, avec mon mari, et non avec tous ces bonshommes impossibles (S: 381. Nous soulignons).

Il y a une scène de ménage et Aude s'en va. Quand elle revient et retrouve Solal, il s'est converti au catholicisme. Si l'on considère cette conversion comme une tentative d'assumer l'identité de l'Autre dans le but de conserver son amour, il serait intéressant de la rapprocher d'une réflexion ultérieure du protagoniste. Dans Mangeclous, nous retrouvons Solal qui est devenu sous-secrétaire général de la Société des Nations. Fort conscient de la méfiance de la Suisse protestante et ressentant un manque d'appartenir, il s'interroge: "Se convertir, mais il faudrait d'abord se faire enlever une grosse partie du cerveau?" (M: 319)

Pour revenir au premier roman, la conversion ne résout rien. Il est trop tard, car l'amour entre Solal et sa femme, Aude de Maussane, a déjà été anéanti par la haine des autres:

Bilan du mariage mixte. Je suis haï des miens et des tiens. Tu es haïe des tiens et des miens. Et nous nous haïssons d'être haïs. Adieu, je te quitte définitivement (S: 409).

En identifiant sa femme à la masse des occidentaux bien souvent antisémites, Solal lui demande, non sans insister! - de prononcer les mots qu'il veut entendre:

- Dis, ma bien-aimée. Dis-moi une insulte. Tu sais les deux mots qu'on dit aux larves, aux bonshommes impossibles.
- Tu y tiens? Eh bien, si ça peut te faire plaisir. Sale Juif. (S: 419. Nous soulignons).

Puis, il la supplie d'écrire ces mots et de signer la feuille. Avant de s'en aller, Aude accepte et consomme ainsi la rupture. Leur amour est impossible, c'est écrit, même signé. Comment expliquer cette supplique destructrice qui sera répétée à la fin de Belle du Seigneur? Pourquoi, après avoir cherché l'amour auprès d'une fille de gentils, Solal le rejette-t-il au nom d'un racisme supposé?

Après la rupture, le décor change. Le soleil cède la place à l'obscurité et à l'ombre qui voilent les errances d'après l'échec: "Il ne pouvait s'endormir et il étouffait dans l'obscurité" (S: 415); "Depuis une heure, le soleil avait disparu. Assis dans l'obscurité, Solal attendait le retour de sa femme" (S: 422). Quelques semaines passent et un matin, Solal se décide à la retrouver, il reprend ses errances dans les rues de Paris "dans la brume" et "à l'ombre", déterminé à regagner la grâce d'Aude. Il finit par la retrouver mais, en réponse à sa supplique obstinée, "Tu es ma femme, tu es ma femme, tu es ma femme" (S: 455) il reçoit un coup de cravache au visage. En analogie avec les préceptes de Jésus-Christ (Matthieu 5:39) s'opposant à la loi du talion, Solal lui tend gracieusement l'autre joue.(34) La respectueuse protestante ne manque pas de profiter de l'occasion et frappe de nouveau. Le narrateur commente:

Il était alors allé vers sa femme avec tout son espoir, toute son attente naïve, et maintenant il portait un signe d'amour, deux signes d'amour sur sa joue de vingt siècles (S: 456-457. Nous soulignons).

Et ce serait un signe d'amour, que ces signes de douleur et de haine? Blessé, Solal retourne à ses errances. Mais ces dernières dépassent le cadre du juif errant conventionnel. Solal ne s'est-il pas exilé lui-même en se tournant le dos à son peuple et en assumant une identité qui le contraint à renier son origine juive et à assumer une identité étrangère?

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2.3 Solitude et Exil

Je suis orphelin dans un monde inhumain trop éclairé (PR: 424).

Dans l'entretien avec Bruckner et Partouche, Albert Cohen décrit son personnage principal de la façon suivante:

Solal est en fait un exilé et un personnage tragique. Il est obligé [...] de se mentir; d'être de ce dont il n'est pas; [...] de n'être pas ce qu'il est. Oui, il y a une manière de falsification de l'identité de l'exilé. Mais cette falsification, c'est le fonds de la condition humaine, ce qui fait la douleur de vivre et de mourir, ce qui constitue la nature de la souffrance, de toute interrogation sur le mystère de la vie.(35)

Cette description nous fait retenir plusieurs constatations intéressantes. D'abord, Cohen parle d'une "falsification de l'identité". Solal serait "obligé de se mentir", de "n'être pas ce qu'il est". Cela se rapproche d'une idée développée par Sartre. Dans Réflexions sur la question juive,(36) celui-ci avance que "au dedans de lui-même, le Juif s'estime pareil aux autres [...]. Mais on lui laisse comprendre qu'il n'en est rien, puisqu'il a une manière juive de parler, de lire, de voter. S'il demande des explications, on lui trace un portrait dans lequel il ne se reconnaît pas. Et pourtant, c'est le sien à n'en pas douter, puisque des millions d'hommes s'accordent à le soutenir. Que peut-il faire?".(37) Le déchirement de Solal semble se relier à la confrontation avec l'Autre, du sentiment de ne pas en être, et de sa volonté d'appartenir. Sartre explique que "la racine de l'inquiétude juive c'est cette nécessité où est le Juif de s'interroger sans cesse et finalement de prendre parti sur le personnage de fantôme, inconnu et familier, insaisissable et tout proche, qui le hante et qui n'est autre que lui-même, lui-même tel qu'il est pour autrui".(38) Rappelons que Cohen a déclaré que son but était de "dire mon amour pour le peuple juif, de dire qu'il ne ressemblait pas à l'image que les antisémites diffusaient".(39) Chez Solal, cette image où il ne se reconnaît pas - où il ne veut pas se reconnaître, mais qu'il intègre à force d'y être confronté -, ce fantôme, cet inconnu familier ajoute au sentiment de déchirement, au clivage de sa personnalité. Peut-on y voir l'une des raisons qui motivent sa quête vers une identité personnelle et harmonieuse? Auquel cas, la fuite dans un double, dans la solitude, dans l'abstrait absolu du seigneur, de l'amour pur ou de la mort serait la réponse aux échecs de cette quête.

Ce qui nous importe d'abord, c'est le rapport que Cohen établit entre "la falsification de l'identité" et la "douleur de vivre et de mourir, ce qui constitue la nature de la souffrance, de toute interrogation sur le mystère de la vie". Dans le paragraphe précédant, nous avons vu à quel point cette problématique de l'identité a joué un rôle dans la réalisation des ambitions du protagoniste. Solal seigneur solaire en amour cède la place à Solal seigneur solitaire par naissance quand il prend conscience que son ascension en amour, concrètement son amour pour Aude, chancelle et risque la chute. Alors, afin d'appartenir au social - ou du moins de se créer l'illusion d'y appartenir - le juif se convertit au catholicisme: une falsification vaine car "il faudrait d'abord se faire enlever une grosse partie du cerveau" (M: 319).

Pour revenir à sa première conversion, Solal se retrouve seul: ayant renvoyé l'oncle représentant son peuple, ayant "falsifié" sa nature en devenant catholique, il prend refuge dans sa nature innée de seigneur, un être ultime, supérieur, qui est responsable de son peuple et qui s'accable de ses souffrances. Ou devrons-nous plutôt dire qu'il cherche à s'identifier au collectif en anéantissant l'individu en lui?

A considérer tous ces hommes, faits comme lui en somme, un flot d'admiration montait en lui. Il se sentait le fils de tous les hommes. - Le fils de l'homme.

[...] Seul. Totalement abandonné. Insulté par tous. [...] Il était mort. Le plus mort des hommes. [...] Il était l'Holocauste et le temple. [...] Tous ces. Ces maudits se moquaient de lui et le menaçaient. Et ils savaient ce qu'il était. Une femme était près de lui. D'une voix détachée, pour dire sans danger la vérité [...]:

- Je suis le Seigneur.

[...] Deux jeunes filles passèrent. Pour ne pas être seul, il régla son pas avec le leur.

- Tiens, Jésus-Christ qui est revenu dans le quartier, fit la blonde.

[...] Il portait une barbe maintenant, il n'était plus Solal au visage nu d'autrefois mais un roi très majestueux certainement et persécuté.[...]

- Regarde voir Jésus! - Comme il est bien habillé, Jésus-Christ! - Elle te fait mal ta joue, Jésus?

[...]

- Je suis Juif, fils de Juif, lui dit le fou d'une voix douce et enivrée. Je suis le roi des Juifs, je suis le prince de l'exil!

Les vieillards [...] l'écoutaient avec attention [..] et ils espéraient en cet homme qui avait été puissant autrefois et qui peut-être serait plus tard un sauveur en Israël.

[...] Mais le fou [...] ne voyait pas. Il bénissait ces gens et toute la ville. Une complainte chantait en lui, une vieille compagne. Il était solidaire de son peuple, il était la souffrance et l'humiliation de son peuple." (S: 452-461. Nous soulignons).

La substitution d'une souffrance collective à celle de sa propre personne est très claire et les occurrences de mots renvoyant à la folie ne sont pas fortuites. En se prenant pour le Christ, en se chargeant de la souffrance des autres ou, mieux même, en devenant "la souffrance et l'humiliation de son peuple", Solal se permet de fuir devant la déception d'un échec qui cause une douleur personnelle, devant la condition mortelle de l'humanité. Car rappelons-nous que ce peuple humilié, c'est bien "cette race [pour laquelle] il s'était battu plusieurs fois au lycée français contre ses condisciples chrétiens qui lui faisaient la vie dure". Ne se demande-t-il pas: "Pourquoi était-il Juif? Pourquoi ce malheur? A dix ans il était encore si pur, si émerveillé, si bon; mais l'amertume et l'inquiétude étaient venues le jour du massacre des Juifs. [...] Ah si le monde savait la bonté et la vénération qu'il y a dans mon âme. Pourquoi veulent-ils me l'enlever?" (S: 70).

Il semble s'agir d'un traumatisme d'enfance qui aura une influence décisive sur le comportement de Solal. Dérobée de "la bonté et [de] la vénération qu'il y avait dans [s]on âme", le héros sera dorénavant confronté à des situations qui l'incitent à "falsifier son identité". Comme, pour Solal, l'amour est par excellence le moyen d'accéder à l'absolu, les événements les plus révélateurs nous sont fournis par les moments de déchéance de cet amour même: le dégoût d'Aude devant le ghetto juif dans la cave de Saint-Germain et le désir d'Ariane de prendre des leçon de guitare hawaïenne afin d'échapper à l'asphyxie de l'amour chimiquement pur.

A ces moments-là, Solal s'enfuit et il se réfugie dans la conception d'un seigneur intouchable, isolé et immortel. L'analogie avec Ô vous, frères humains est trop frappante pour ne pas s'y arrêter. Dans ce récit, l'auteur raconte un événement décisif de son enfance, qu'il appelle le jour de mes dix ans ou l'histoire du camelot, événement qui donnera naissance à bien des thèmes que l'on retrouve repétitivement dans toute son œuvre. A Marseille, le jeune enfant immigré, "à l'affût de choses nouvelles et surtout [...] d'entendre parler le français", s'était arrêté pour écouter un camelot éloquent qui rassemblait les badauds autour de lui. Essayant d'obtenir la bonté du vendeur d'un détacheur universel, l'enfant lui avait souri. A ce sourire, le camelot répondit "Toi, tu es un youpin, hein? [...] tu es un sale youpin, hein? je vois ça à ta gueule [...] tu es encore un Français à la manque, hein? [...] messieurs dames, je vous présente un copain à Dreyfus, un petit youtre pur sang [...] eh bien, on n'aime pas les Juifs ici, c'est une sale race [...] pas vrai messieurs dames? Tu peux filer, on t'a assez vu, tu n'es pas chez toi ici, c'est pas ton pays ici, tu n'a rien à faire chez nous, allez, file, [...] va un peu voir à Jérusalem si j'y suis!" (FH: 38-39). Cette réaction a brutalement éveillé l'enfant qu'était Cohen à la conscience d'être juif, et, par conséquent, à la conscience de ne pas être aimé, d'être condamné à l'errance solitaire et à l'isolement obligatoire.

Le petit Albert s'en va: "Et je suis parti, éternelle minorité, le dos soudain courbé et avec une habitude de sourire sur la lèvre, je suis parti, à jamais banni de la famille humaine" (FH: 43), "chassé de la communauté humaine, enfant tendre envoyé dans un injuste exil" (C: 152). Injuste, parce que basé sur le simple fait d'être juif. Injuste et inacceptable, parce qu'il n'en est pas responsable. L'enfant n'était que bonne volonté et le camelot ne lui reproche pas une faute, il lui reproche des origines supposées méprisables et l'exclut ainsi de la communauté.

Dans les récits autobiographiques, l'histoire du jour de mes dix ans occupe une place considérable.(40) Si, dans les romans, l'auteur ne consacre qu'un passage relativement court au jour du massacre des Juifs, l'importance de cet événement nous semble primordiale parce qu'il marque le moment d'une prise de conscience de sa condition d'"enfant tendre envoyé dans un injuste exil".

Regardons le héros de Belle du Seigneur: "Il est sorti, et il a erré dans les rues, sans patries et sans fonction, un Juif chimiquement pur" (BS: 716) et à nombreuses occasions dans l'œuvre romanesque, on voit Solal s'exiler du 'dehors', du social, soit en s'enfermant dans sa chambre ou dans une cave onirique, soit en se jetant dans une errance anonyme dans les rues de la ville "fleuves nourriciers des isolés" (FH: 144 et BS: 732). A propos de cet exil, Christel Peyrefitte remarque que, "[e]xilé, le Juif n'a peut être qu'une solution pour s'assumer pleinement: devenir exilarque, roi de l'exil".(41) Une tendance mégalomane confirmée par Gérard Valbert qui suppose que cette fantaisie d'être seigneur pourrait être une façon de se mettre à l'abri de l'hostilité du monde extérieur.

Le suivant passage de Belle du Seigneur révèle une image plus nette de la nécessité du protagoniste de s'exiler dans le concept de l'homme supérieur, de l'homme au pouvoir:

Tertio, elles [les femmes] le consolent aussi de n'être pas roi, car il est fait pour être roi, par naissance et sans y prendre peine. Roi il ne peut, chef politique il ne daigne. Car pour être choisi par la masse, il faut être semblable à elle, un ordinaire. Il régnera donc sur les femmes, sa nation (BS: 300).

Ce passage est remarquable et pourrait être rapproché de la conception que Cohen se fait de Dieu. Dans un entretien avec Jean-Jacques Brochier et Gérard Valbert, Cohen affirme que, s'il ne croit pas en Dieu, il le respecte: "Et je L'aime. Parce qu'Israël n'est pas l'élu de Dieu, mais que c'est Dieu qui est l'élu d'Israël".(42) Suivant cette logique, un seigneur est d'abord un concept créé par l'homme, ce qui nous permet de conclure que, dans la pensée d'Albert Cohen, le seigneur obtient son statut grâce à l'élection par un 'sujet'. Quant à l'amour, c'est donc le seigneur qui est élu par la belle et non le contraire.(43)

Dans cette perspective, le désir d'identification au Christ rejoint le désir d'être aimé. Se prendre pour le Messie serait ainsi un moyen de se faire aimer des femmes occidentales, car celles-ci "adorent Un de ma race, le prophète aux yeux tristes qui était amour!" (BS: 321), comme se l'explique le héros. Ce seigneur - humain et divin à la fois - chercherait donc en la belle une qualité de femme qui l'adore, le vénère et lui obéisse. Une adoration qui, surtout lors des "débuts de l'amour", est présente dans l'attitude des héroïnes, mais qui au bout d'un certain temps, ne satisfait plus les désirs de l'élu.

Si Solal est fait pour être roi, il ne l'est toutefois plus vraiment, car il est exilé. Pour être chef politique, il faut être choisi par la masse, "il faut être semblable à elle". Or, la rupture d'avec ses origines le prive des sujets adorateurs, peuple qu'il cherche alors auprès des femmes en exigeant leur adoration. Ne se trompe-t-il alors pas en élisant une chrétienne, en apparence si différente de lui? Comment pourrait-il jamais être leur roi ou leur seigneur? Et en effet, la chute semble s'annoncer dès que le seigneur dévoile trop l'Oriental à l'Occidentale qui cesse alors d'être sa semblable.

Après avoir été confronté au ghetto juif, Aude est dégoûtée par les "petits bonshommes" ridicules et impolis, par les 'déformés', et Solal lui reproche de ne pas avoir "su les voir, les vrais, ceux de l'esprit" (S: 379). C'est la "première meurtrissure à leur amour" (S: 382). Refusant de voir la ressemblance de Solal à ses semblables, "[e]lle s'éloign[e] de lui" (S: 382), elle ne l'accepte pas tel qu'il est. Par conséquent, elle l'empêche d'être ce qu'il est, car il a besoin d'être aimé par elle:

Or, il a besoin d'être aimé. Primo, divertissement de la mort [...], par l'amour d'une femme, s'embrouiller et recouvrir l'angoisse. Secundo, recherche d'un réconfort. Par l'adoration qu'elles lui vouent, elles le consolent d'être dépourvu de semblables. Telle est la grandeur dont la suivante et dame d'honneur a nom Solitude (BS: 300).

La descente dans la cave de La Commanderie a révélé que, malgré l'amour qu'ils éprouvent l'un pour l'autre, Solal n'est pas semblable à Aude, ce qui n'est pas forcément une exigence absolue de l'amour. Mais pour Solal et pour Aude cela semble l'être dans ce schéma: il lui est impossible d'être son seigneur et elle l'envoie dans un 'injuste exil', le forçant à devenir 'exilarque'. Le passage de Belle du Seigneur, cité ci-dessus, nous montre un Solal plus âgé, il est vrai, mais qui souffre de la même attitude duale envers les femmes: il ne peut être roi si ses sujets ne lui sont pas semblables et il a besoin de femmes pour recouvrir l'angoisse, pour trouver un état de réconfort obtenu par l'adoration qu'elles lui vouent et dont il tirera la consolation d'être dépourvu de semblables, donc en fin de compte: d'être seul.

Nous pourrions en outre nous demander dans quelle mesure Solal a recherché cet exil. Dès les premières rencontres, il se méfie des chrétiennes dont il tombe amoureux. Il notera, par exemple, à propos d'Adrienne que cette "Mme de Valdonne, [...] était antisémite et [...] croyait ardemment à la culpabilité du capitaine Blum" (S: 57). Et nous avons vu comment Aude, après avoir été confrontée à la communauté juive de la cave de Saint-Germain, ne saurait se défaire de son jugement de protestante genevoise qui lui a rendu impossible de "les voir, les vrais, ceux de l'esprit", de voir les "Saints" parmi les "déformés". Pire encore, elle dit que non seulement elle ne peut pas voir, mais qu'elle ne veut pas voir (S: 379-381). Et cela ne devrait pas étonner Solal. S'il a élu cette Aude chrétienne et Autre, n'est-il pas lui-même responsable de par son choix? Nous aimerions souligner le fait constaté par Hubert Nyssen que "au plan du romanesque, la solitude juive est théâtralisée. On le voit dès lors qu'on rétablit les connexions défaites pour les besoins du commentaire. En effet, elle n'apparaît plus seulement comme la solitude historique juive du juif de la diaspora, elle devient aussi isolement sinistre de l'homme qui a tenté de conduire sa vie comme le lui demandait sa soif d'absolu".(44)

A ce sujet, pensons aussi au début de Belle du Seigneur. Las d'être adoré pour sa beauté physique, cherchant à être aimé pour sa vraie beauté, celle "de l'esprit", il se déguise en vieillard pour empêcher que la femme élue ne succombe à la beauté superficielle. Cette élue, c'est maintenant Ariane, celle qu'il a reconnue comme "la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue". Et déguisé en vieillard laid, il lui fait une des plus belles déclarations d'amour que la littérature ait connue. Régnant sur une langue qui n'est pas la sienne, il dit son amour à Ariane, et, malgré le fait qu'il n'a que deux dents à lui offrir, il attend le miracle de son amour.

Il l'a connue, et - comme il le lui déclare - il l'a vue se contempler dans la glace "seule comme moi", "volontaire bannie comme moi", et quand elle a baisé ses lèvres sur la glace, elle est devenue "aussitôt mon aimée par ce premier baiser à elle-même donné" (BS: 38). Sans aller ici trop loin dans l'analyse de cette scène, nous constatons que Solal ne l'a pas vraiment connue,(45) mais qu'il s'est plutôt reconnu en elle, ou en celle qu'il a reconnu dans la réflexion du miroir. Ainsi, il substitue le reflet de l'image narcissique par une image Autre: celle de l'homme qui se veut son admirateur. Par l'intermédiaire du miroir, Solal se permet d'être aimé par celle qui s'aime. Ainsi la glace constitue une frontière, en apparence transparente, entre le sujet aimant et l'objet aimé et en même temps un moyen d'accès à l'image de l'Autre en soi. Au moment où les deux qui n'aiment qu'eux-mêmes sont sortis de leur isolement (lui derrière un rideau, elle dans le petit salon à côté où elle se croit seule), au moment où ils sont réellement confrontés l'un à l'autre, l'illusion transparente n'est plus effective. Solal a besoin d'un déguisement pour être sûr de son amour et l'on se demande s'il s'agit de l'amour d'Ariane pour Solal ou de l'amour de Solal pour Solal. Pourquoi ce jeune homme ambitieux souhaiterait-il qu'elle ne l'aime pas pour sa beauté, sa situation importante à la Société des Nation et la grandeur de ses actions? S'il recherche lui-même la beauté et la réussite, pourquoi n'aurait-elle pas le droit d'aimer ces qualités en lui? Nous ne répondrons pas à ces questions ici. Solal le fera lui-même dans la grande scène de séduction que nous traiterons ultérieurement.

Revenons à Ariane qui, trompée par le déguisement et prise de peur, "fai[t] semblant de l'écouter avec intérêt", mais, en réalité, elle ne fait que penser à une façon de se protéger. A-t-elle entendu un seul mot de la déclaration? Ayant terminé son éloge, il "alla vers elle et leur premier baiser, alla avec son noir sourire de vieillesse, les mains tendues vers celle qui rachetait toutes les femmes, la première humaine" (BS: 40). Mais soudain, elle "recula, recula avec un cri rauque, cri d'épouvante et de haine, heurta la table de chevet, prit le verre vide, le lança contre la vieille face" (BS: 40). Ce n'est pas parce qu'il est juif qu'elle le rejette, mais parce qu'il a l'air vieux et laid, une apparence qu'il a créée lui-même. Sa déception se comprend, mais son étonnement témoigne du moins d'une certaine naïveté.

Nous avons vu comment le héros oscille constamment entre le statut d'un être élevé et celui d'une personne rejetée, d'un exilé. La question est de savoir si les causes de cet écart sont à chercher hors de la responsabilité du protagoniste ou s'il faut les trouver dans les conditions qu'il se pose. Quant au sentiment de déchirement, aux causes de l'écart entre ce qu'il aime et n'aime pas, entre ce qu'il recherche et rejette, l'analogie entre le personnage fictif et son créateur semble confirmé par tous ceux qui ont écrit sur Cohen. Il ne faut néanmoins pas oublier qu'à l'âge de cinq ans, Albert Cohen a déménagé avec ses parents à la suite des difficultés du commerce de son père. C'est qu'à l'époque la situation économique de la communauté juive de l'île de Corfou était pénible et elle entraîna une vague d'émigration vers l'Occident. Le Solal hardi qui enlève la 'consulesse' de France à l'âge de seize ans ne peut être confondu avec l'enfant de cinq ans qui arrive avec ses parents à Marseille.

Pourtant, l'auteur tout comme son personnage semblent sans cesse référer à l'époque d'avant le déménagement en Occident, cette période heureuse dans leur vie. L'éloge illimité de ce 'paradis d'enfance' qui semble leur offrir la paix à l'âme, nous incite à nous poser quelques questions à propos du rôle que jouent les lieux géographiques dans le roman. Car quelles que soient les causes de l'exil, son effet sur le héros sera un état de détresse et d'aliénation qui s'oppose nettement à l'harmonie évoquée par l'île de ses origines. Dans le paragraphe suivant nous élaborerons l'importance du sol dans l'errance de l'exilarque.

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2.4 Le Sol

Il irait seul. Il était Solal. Il existait et elle s'apercevrait de son existence maintenant. Admirable. Il était vivant et les morts étaient bêtes au cimetière. A bas les morts! (S: 80).

[L]ui, Solal, se sentait un étranger parmi les étrangers (S: 401).

Ces deux citations, tirées du premier livre, marquent le début et la fin de la première quête d'amour: l'enlèvement d'Adrienne et la rupture avec Aude. L'admiration de la première le pousse vers cet Occident qui lui offre une magie de la force, du pouvoir, de la réussite, et le rejet de la seconde cristallise la chute de son ascension. Qu'est-ce qui le pousse à abandonner la terre où il est né, et pourquoi ne se contente-t-il pas de ce que l'Occident lui offre?

Prenons d'abord cette île de la Méditerranée à propos de laquelle l'auteur a remarqué: "Chaque fois que j'ai écrit sur mes Valeureux, j'ai aussitôt senti, tout en écrivant, l'odeur primordiale et sainte de la mer, accompagnée de jasmins et de chèvrefeuilles. Chaque fois que je pense à ma mer et mère Ionienne, c'est la communion, la proximité de ce lieu merveilleux que nous appelons bonheur".(46) Bonheur de l'enfance qui associe - voire réunit - explicitement mer et mère. Cette mer ionienne dont il se dit être "amoureux fou et religieux" et qui est "à nulle autre pareille, si pure, si calme, si transparente, si maternelle".(47) Nous nous permettons de transposer cette attitude de l'auteur à celle du protagoniste qui, en des termes similaires, décrit son amour pour l'île natale. A quoi bon alors quitter ce bonheur de la sécurité de la famille juive qui est "institution de défense de l'homme juif contre le monde, le soustrait dès son enfance à la réalité de ce monde"?(48)

Dans l'attitude de Solal, nous constatons un certain mépris pour sa mère, et une pleine révolte contre le père. Pourtant, ce peu de renseignements ne nous suffit pas à expliquer sa fuite. En ne considérant que les données romanesques, on constate que, s'il quitte son île natale, c'est avant tout par amour pour la 'consulesse' adultère. Le mari de celle-ci est au courant et lui interdit toute continuation de cette liaison. Il est également allé voir le père de Solal et les deux hommes se sont entendus pour y mettre un terme. L'amour de Solal et d'Adrienne est donc impossible. Mais loin de s'y résigner, Solal, au contraire, s'obstine dans ses aspirations amoureuses: choisissant pour son amour, contre la tradition et la morale, il coupe les racines qui le relient à tout ce qui lui est familier, il enlève la 'schikse' et la ramène en Occident. Le grand rabbin Gamaliel s'exclame "Je n'ai plus de fils" (S: 91).

Si Solal renie sa communauté d'origine, les preuves concrètes d'un sentiment de rejet envers le ghetto juif restent peu nombreuses. A première vue, nous serons tentés de dire que l'abandon de la terre natale résulte davantage d'un attrait de l'Occident, de l'Occidentale, que du refus de ses origines. Mais d'où viennent son état de détresse et sa nostalgie de cette enfance perdue, quand le protagoniste est éloigné de cette harmonie? Et comment expliquer cette tentation de prendre ses distances de l'harmonie primaire quand elle ne semble entraîner qu'un malheur profond? Car enfin, même après avoir obtenu la nationalité française pourtant ardemment désirée, Solal n'avoue-t-il pas sa solitude: "[s]es armes dans une main et son acte de naturalisation dans l'autre, Solal se sentit seul" (S: 183)? Qu'est-ce qui cause cette "honte d'avoir besoin d'une compagnie humaine et de n'avoir pu supporter sa solitude" (S: 400)? Solitude encore lorsqu'il confesse à Ariane: "Un veinard en somme, votre mari. Plein d'appartenances. Une patrie vraie, des amitiés, des semblables, des croyances, un Dieu. Moi, seul toujours, un étranger" (BS: 300).(49)

En fait, Solal souffre d'un manque d'appartenances. S'il a des "semblables, des croyances, un Dieu", ils se trouvent en principe dans le ghetto juif de Céphalonie. Cependant, cette appartenance ne semble guère suffire aux aspirations d'un Solal qui vise plus haut. N'oublions pas que, occupée par l'empire Ottoman, la Céphalonie n'est que partiellement symbole de son patrimoine. L'île grecque, qui a connu l'occupation des Vénitiens et puis des Turcs, offre au jeune adolescent une multitude de cultures. De plus, il se sent un exilé, un juif apatride, un "sale Juif" comme on le lui a fait sentir au Lycée français dès l'âge de dix ans. Dans cette île, seule la communauté juive pourrait lui donner un sentiment d'appartenance. Or, il ne la perçoit pas ainsi et la Céphalonie n'est donc pas une véritable patrie. Dans l'entretien avec Bruckner et Partouche, Albert Cohen remarque à propos de son protagoniste, qu'il vient de caractériser comme un exilé (voire le paragraphe 2.3):

L'exilé a une merveilleuse connaissance que n'aura jamais l'homme pourvu d'une patrie. [...] Je pense soudain à toutes ces qualités que nous donne notre malheur d'être rejeté, d'être mis à part. C'est de ce malheur que naît notre merveilleux amour nuptial, notre dévotion de la famille, citadelle et réconfort. Et c'est ce malheur de ne pas en être qui nous donne cette soif naïve d'être aimés, cette attente d'être accueillis [...].(50)

Si l'on applique cette réflexion de Cohen à Solal, son malheur d'être rejeté en tant que juif apatride devrait faire naître un "amour nuptial", une "dévotion de la famille, citadelle et réconfort". Mais, Solal ne semble nullement prêt à donner naissance à un tel amour. Or, l'amour ne reste jamais longtemps merveilleux et la dévotion de la famille est bien étrangère à Solal et ne lui offre pas la sécurité et le réconfort d'une "citadelle".(51) Nous avons d'ailleurs vu que, quant à la conception de l'Eternel et des Lois de son peuple, Solal est peu dogmatique, voire ambigu. Cet argument nous donne à croire que la prétendue harmonie de son ghetto d'enfance n'est pas aussi idéale que l'on serait tenté de le penser. Même dans la communauté juive de son île natale, il reste un étranger, il n'en est pas tout à fait.

Selon le commentaire de l'écrivain, le "malheur de ne pas en être" engendra cependant la "soif naïve d'être aimé, cette attente d'être accueilli, ce désir de bonté". Cette soif et ce désir, le protagoniste de ses roman cherchera à les satisfaire auprès de la 'schikse', auprès de la femme Autre qui vit dans une société où le manque de références à ses appartenances le rend d'autant plus étranger. Il nous semble alors que Solal fausse sa condition en créant un paradoxe qui le déchire: d'une part, il se trouve dans une situation où il 'appartient' mais refuse cette appartenance et d'autre part, il se crée une situation où il n''appartient' pas mais s'obstine dans une volonté d'appartenir.

Le manque d'appartenances, la situation impossible dans laquelle il s'est plongé et le déchirement qui en résulte le tourmenter jusqu'au point où une "folie [...] s'insinu[e] en lui" (S: 382). La dualité dans le caractère de Solal et les thèmes abordés tels que la révolte œdipienne, la quête d'une relation symbiotique avec la femme, l'ambivalence des sentiments - pour n'en citer que quelques uns - semblent justifier notre choix d'avoir recours à la psychanalyse pour mieux comprendre la quête de l'absolu. Hubert Nyssen avance que "l'œuvre dans sa totalité pourrait être une sublimation œdipienne, [...] dans la mesure où elle représenterait [...] l'écartèlement entre le petit océan originel et le monde extérieur".(52) Si nous devons prendre cet écartèlement comme origine de la "folie qui s'insinu[e] en lui", il importe de voir d'abord ce qui le constitue.

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Notes du Chapitre 2

26. Inventaire emprunté à Bernard Pivot. Apostrophes du 23 décembre 1977.

27. Nous n'aimerions pas manquer de souligner l'analogie frappante entre Solal, XIV du nom et Louis XIV, le roi-soleil. L'allusion historique à ce roi absolutiste rentre bien dans la tendance du héros à se perdre dans son amour et l'absolu d'une parte et dans sa passion pour la culture française d'autre part. Aussi ne nous semble-t-il pas s'agir d'un hasard que Solal rencontre son premier amour, Adrienne - la femme du consul de France notamment - lors de la distribution des prix au Lycée français qui a lieu le quatorze juillet.

28. Op. cit., pp. 30-31.

29. Ce jour du massacre des Juifs trouve son analogue dans le jour de mes dix ans des récits autobiographiques. Nous y reviendrons. Remarquons d'ailleurs que cette citation est tirée du premier livre, Solal, qui fut publié en 1930, et donc quinze ans avant que l'auteur n'écrit l'article "Jour de mes dix ans" dans France libre (10 juillet 1945).

30. Cohen nous les présente ainsi: "Les voici, les Valeureux, les cinq cousins et amis fieffés [...], les voici, les grands discoureurs, Juifs du soleil et du beau langage, fiers d'être demeurés citoyens français dans leur ghetto de l'île grecque de Céphalonie, fidèles au noble pays et à la vieille langue" (BS: 108).

31. Entretien avec Pascal Bruckner et Maurice Partouche, Op. cit. p. 47.

32. Paris: Grasset, 1990.

33. Gérard Valbert, Op. cit., p. 61.

34. Cf.: "Pas assez viril! miaulaient les demoiselles de Galilée. Elles devaient lui reprocher de tendre l'autre joue" (BS: 315). Cette répétition intertextuelle vient à appuyer l'identification de Solal au Messie.

35. Entretien avec Pascal Bruckner et Maurice Partouche, Op. cit., p. 47. Nous Soulignons.

36. Paris: Gallimard (coll. idées no 2), 1954.

37. Ibid., p. 95. Nous soulignons.

38. Ibid., pp. 95-96.

39. Entretien avec Pascal Bruckner et Maurice Partouche, Op. cit., p. 43. Nous soulignons.

40. En 1972, l'auteur y consacre un livre entier, Ô vous, frères humains, texte dont on retrouve des fragments dans l'article "Jour de mes dix ans" (paru dans France Libre le 10 juillet 1945 (et sous forme raccourcie dans Esprit en septembre 1945) et dans les Carnets 1978.

41. Christel Peyrefitte, "Préface à Belle du seigneur" dans Belle du seigneur (Bibliothèque de la Pléiade), Paris: Gallimard, 1986, p. XVIII.

42. "Tous mes livres ont été écrits par amour" entretien avec Cohen, dans Op. cit., p. 8.

43. Constatons que, sous cette optique, la traduction en néerlandais du titre Belle du Seigneur ferait tort à l'aimée: Uitverkorene van de heer, ou bien "L'élue du Seigneur" donnerait une image fausse de l'esprit du roman car il ferait croire que l'aimée est l'élue et non celle qui élit.

44. Hubert Nyssen, Op. cit., p. 79.

45. Devrions-nous prendre ce "connaître" dans le sens biblique?

46. Entretien avec Pascal Bruckner et Maurice Partouche, Op. cit., p. 46. Nous soulignons.

47. Ibid., p. 43. Nous soulignons.

48. Albert Memmi, cité dans Gérard Valbert, Albert Cohen, le seigneur, Paris: Grasset, 1990, p. 20.

49. Comme le remarque Jean Blot dans sa biographie Albert Cohen (Paris: Balland) qu'"[en] un sens au moins, [...] l'œuvre entière sera une réponse au camelot des dix ans. [...] Parce qu[e] [le Juif] se voit condamné à aimer son prochain (Lévitique 19, 18)". Réponse à la haine qu' "[i]l ne peut, ni alors ni ensuite, [...] assumer. Toujours, il lui faudra revenir auprès du camelot, chercher à convaincre, séduire et charmer". Ainsi, Blot démontre, en supposant que cet événement est réellement arrivé à Albert Cohen, que l'incapacité de réconcilier la haine de l'Autre et l'amour que le Juif doit éprouver pour celui-ci, entraînerait un renoncement au monde de l'amour, voire au monde de la mère. Renoncement qui serait trop cruel pour la psyché de l'enfant. De là naîtrait son esprit de conquête de l'Occident et peut-être, la conscience de la faillibilité des Lois de son peuple.

50. Entretien avec Pascal Bruckner et Maurice Partouche, Op. cit., p. 43. Nous soulignons.

51. Que devient-il par exemple du fils de Solal et d'Aude? Après son suicide, Solal renaît et emmène avec lui l'enfant dont on n'entend plus parler par la suite.

52. Nyssen, Op. cit., p. 32.