3.1 Un déchirement profond

Il était d'autres vies. Il était de nouvelles et plus royales tristesses. Des appels plus déchirants et plus nobles se faisaient entendre du côté du soleil (S: 472).

 Jusqu'ici nous avons considéré la dualité aliénante qui pousse le personnage de Solal vers deux extrêmes: l'amour et l'exil. Cette dualité, on peut la considérer d'une part, comme une des sources principales de la quête énergique qui l'incite à tendre vers un absolu, en l'occurrence, la réussite sociale ou amoureuse. D'autre part, elle force Solal à un repli sur soi qui achève sa solitude profonde et l'isole du monde extérieur. A nos yeux, ce sentiment de déchirement provient surtout de la relation paradoxale que Solal entretient avec le monde extérieur: sa terre natale, l'Occident, la mère, la femme occidentale et les hommes occidentaux. Dans ce chapitre nous allons approfondir cette relation en cherchant à trouver les origines du paradoxe.

Oriental, juif, Solal ressent une certaine fierté envers ses origines. Très jeune, pourtant, il se rend compte de l'antisémitisme ambiant qui provient, de surcroît, de personnes qu'il estime. C'est cette première fracture qui entraîne sa future attitude envers le sol: il y aura toujours un rapport entre l'état d'âme du protagoniste et le lieu géographique où il se trouve. Dans son hommage à Albert Cohen, Visage de mon peuple,(53) Denise Goitein-Galpérin souligne qu'"[e]ntre le monde occidental régi par la force brutale, monde inhumain de l'instinct camouflé par une apparence de morale et de savoir-vivre - et le monde céphalonien soumis à la sainte Loi morale, monde d'authentique humanité et de joie de vivre créatrice, il ne peut donc, semble-t-il, y avoir ni rapports ni rencontres".(54) Si cette opposition est intéressante, nous la jugeons toutefois quelque peu caricaturale. Une juxtaposition binaire des deux mondes simplifierait fort la complexité riche des images de l'œuvre. Si Solal éprouve à la fois un sentiment de dégoût et d'amour pour la société occidentale, n'oublions pas que son attitude envers le patrimoine juif n'en est pas moins ambiguë. Ne se déclare-t-il pas envieux, lui le renégat, de la "patrie", des "semblables", des "croyances", du "Dieu" du lamentable fonctionnaire Adrien Deume qui, de par ses appartenances, est un "veinard" aux yeux de Solal (BS: 300). S'il n'avait pas lui-même renié ses origines, Solal aurait pu, lui aussi, se contenter de semblables, d'une croyance, d'un Dieu. Son appartenance à cette communauté formait une donnée de base de son existence, dès sa naissance. Il serait donc injuste de considérer cette base, en quelque sorte rejetée, comme uniquement positive. Même si ce refus des origines reste plus ou moins implicite, la division de l'univers de Cohen en une opposition positif-négatif ne serait pas justifiée.

A Céphalonie, Solal se sent seul: ses coreligionnaires du ghetto juif le destinent à un avenir religieux, le forcent à endosser un rôle traditionnel où il ne se reconnaît pas. Alors, il s'évade et cherche dans le camp de l''ennemi' à faire carrière et à être aimé. Une fois installé en Occident, Solal se demande pourquoi il n'a pas écrit aux gens de Céphalonie depuis longtemps, et il répond que "Son père. Et bien oui, son père, c'était un vieux avec une barbe. Ce n'était pas l'Eternel" (S: 155)? Cette remarque démontre la distance que Solal a prise par rapport à ses origines qui lui inspirent, en apparence, un sentiment de mépris et de déception.(55)

Hubert Nyssen a proposé l'excellente comparaison entre cet univers romanesque et une composition musicale à organisation contrapuntique.(56) Les trames de plusieurs récits se déroulent simultanément et équilibrent les forces en présence à l'intérieur des couples d'opposés qui déchirent l'univers romanesque tout comme le héros. L'art de Cohen se trouve entre autres dans l'inversion incessante des éléments opposés: l'amour se transforme en haine, l'amant en aimé, le social en solitude, la gloire en chute et vice-versa. Ainsi, le couple monde céphalonien / monde occidental ne fonctionne pas uniquement en opposition positif-négatif. L'Eden de l'enfance ne peut pas seulement être pris pour un "monde d'authentique humanité et de joie de vivre créatrice" et l'Occident est plus attrayant que sa caractérisation comme "monde inhumain de l'instinct camouflé par une apparence de morale et de savoir-vivre" semble l'indiquer. Ce que nous aimerions toutefois retenir de l'observation de Denise Goitein-Galpérin, c'est la constatation qu'il ne semble pouvoir y avoir "ni rapports ni rencontres" entre l'Occident et l'Orient. S'il faut les opposer, nous préférons prendre l'Orient juif pour le potentiel d'appartenance naturelle - par la naissance - que Solal a perdu mais dont il garde un souvenir vif, et l'Occident pour le potentiel d'appartenance à travers une promesse de la gloire sociale que le héros recherche. Ainsi, nous ne définissons pas ce qui constitue la nature de ces deux territoires, mais plutôt quelle fonction ils ont par rapport à l'épopée de Solal.

Le regard que Solal porte sur l'Occident n'est, certes, pas moins ambigu que celui sur l'Orient. Dans un premier temps, il réussit (en France, en Suisse et en Angleterre) et dans un deuxième temps, il rejette sa réussite:

Oui, il était brillant devant les autres, leur fournissait une imitation parfaite de l'intelligence rapide et de l'acuité. [...] Depuis des mois, il était un homme sage, important et sans âme et s'ennuyant à mourir et vivant en rêve (M: 318).

Une réussite fragile parce que seulement d'intelligence. Une réussite sur corde raide et sans filet. Dépourvu d'alliances, de parentés, d'amitiés héritées, d'amitiés d'enfance et d'adolescence, de toutes les protections naturelles que tisse l'appartenance vraie à un milieu, il n'a jamais pu compter que sur lui (BS: 718).

Son rapport au sol investit alors son parcours social. Ayant perdu la "protection naturelle" de l'appartenance à son milieu d'origine - "parentés", "amitiés héritées, amitiés d'enfance et d'adolescence" -, il se sent comme un "homme sans âme" qui vit "en rêve". Un homme sans "alliances", sans "parentés", sans "amitiés", sans "protections naturelles", telle sera donc la définition négative des appartenances dont le héros a tellement besoin. La perte de cette appartenance 'naturelle' et le manque qui s'ensuit semblent provoquer le besoin de conquérir le monde de l'Autre. Et si la force, le charme, l'intelligence et la persévérance le poussent vers la réussite, Solal n'arrive pas à percevoir ses succès comme satisfaisants.

Toujours déchiré par ses pulsions contradictoires, le héros constate, à la fin du dernier roman, qu'il n'a "jamais pu compter que sur lui". Tout comme il ne pouvait compter sur personne dans le ghetto juif de la Céphalonie, même si ce dernier, sous l'effet de la nostalgie et de l'éloignement, lui semble avoir été paradisiaque. Il se prend donc pour l'unique responsable de son sort, choisit l'indépendance absolue, quitte à se croire omnipotent.

...top


3.2 Une "adorable" et "odieuse créature"

Avec elle seule, je n'étais pas seul. Maintenant je suis seul avec tous (LM: 105).

L'attitude de Solal envers son pays d'origine reproduit l'amour de l'enfant pour la mère et la nostalgie d'une harmonie perdue: sa quête de l'Occident et la séduction de la femme occidentale seraient alors la tentative pour retrouver ce bien-être auprès de la femme Autre, d'apparence idéale, vis-à-vis de qui le fils veut prouver qu'il est digne d'être aimé. Ni l'Orient, ni l'Occident ne semblent pourtant en mesure de satisfaire l'exigence de Solal. Regardons d'abord où se cachent les signes de l'instance maternelle. Et pourquoi ne pas commencer par Rachel, la femme qui a donné naissance au héros. Quelle est la relation de Solal avec sa mère?

Solal, comme d'ailleurs tous les personnages principaux de l'œuvre, est étrangement dépourvu de mère. Si l'amour pour sa mère a poussé l'auteur à lui édifier un monument posthume dans Le livre de ma mère, dans les romans elle ne semble mériter que de très rares mentions, toutes marquées d'un signe négatif. Bien des chercheurs ont ainsi dessiné l'image de la mère dans les romans en la reliant à celle de Cohen. Bornons-nous à Solal et à l'influence que l'instance maternelle exerce sur sa quête.

La mère apparaît pour la première fois au moment où le jeune Solal se révolte contre elle le jour de sa majorité religieuse, juste avant son départ vers l'Occident. Puis elle demeure dans l'ombre, ne surgissant de nouveau que pour mieux mourir. D'un ton très sec, Saltiel apprend à Solal que sa mère est morte sans le voir. Et la voilà disparue de l'œuvre!

Considérons les attitudes de la mère et du fils quand ils se regardent respectivement:

Rachel Solal, une épaisse créature larvaire qui se mouvait avec difficulté et dont les faux yeux luisaient de peur ou de désir, regardait alternativement son mari et son fils (S: 26).

Ensuite, Solal détailla sa mère. Dans la large face de sable, les yeux de Rachel lançaient l'éclat du charbon taillé. Pourquoi avait-il de la répulsion pour cette femme qui le considérait avec une odieuse clairvoyance? (S: 46-47)

Dans le chapitre suivant, nous développerons le sens de ces regards si chargés. Mais, c'est, pour l'instant, le rapport critique du héros envers sa mère qui doit retenir notre attention. A travers la description - citée précédemment et fondée sur une technique de contrastes péjoratifs - la mère nous apparaît d'une manière dégradante, bien qu'elle remplisse, jusqu'à un certain niveau, son rôle maternel. Quand Solal enlève la 'consulesse' de France, son père s'exclame: "Je n'ai plus de fils". Rachel, au contraire, prend la défense de son enfant et se lamente que "Dieu l'a fait si beau pour son malheur" (S: 91). Elle vend sa dot afin de pouvoir donner de l'argent à son frère, l'oncle Saltiel, pour permettre à celui-ci de partir à la recherche du fils prodigue. Après, elle s'efface: elle meurt. Le regard d'"odieuse clairvoyance" reste cependant gravé sur les rétines du fils. A travers les yeux de Solal, nous verrons se dérouler un monde rempli de signes maternels.

Un autre représentant de l'instance maternelle est la naine Rachel de la cave de Berlin - est-ce une coïncidence si elle porte le nom de la mère de Solal? Elle ramène le renégat vers ses origines, lui fait voir la vérité de son peuple et la vérité de l'amour qui ne périt point et qui le délivre de la folie 'père et fille'. L'amour de la mère pour le fils et non celui de la fille pour le père car "la mère n'abandonne jamais son fils tandis que la fille finit toujours par filer avec un gorille" (BS: 776). Cette naine de la vérité et de la lumière reste pourtant dans l'ombre: elle n'apparaît que dans les caves des rêves diurnes de Solal. Et nous serions tentés de voir en elle le symbole de la mère juive qui, aux yeux du héros, est quasi monstrueuse mais juste. Le rejet de la mère qui semble sous-tendre toute l'ambiguïté de Solal envers ses origines, est ici décalé comme pour être plus clair. Le 'monstrueux', n'est plus caractériel, politique ou culturel, mais s'exprime par une laideur physique.

En outre, le maternel se retrouverait cristallisé dans les personnages burlesques de la famille juive du protagoniste. Hubert Nyssen avance que l'auteur aurait introduit sa mère dans le roman par "la grande allégorie des Valeureux".(57) Cette hypothèse nous semble aussi audacieuse qu'intéressante,(58) même si nous nous sommes donnés pour but d'éviter une confusion entre la vie réelle de l'auteur et les données romanesques. Ils sont les seuls représentants de la terre qu'il a abandonnée, représentants du Sud, de la culture orientale avec toutes ses caractéristiques burlesques. S'ils ne peuvent retenir Solal dans sa conquête de l'Occident, ils ne manquent pas de l'y suivre. Et comme nous l'avons vu, ils ne se gênent pas non plus pour se mêler de ses affaires, le compromettant à de nombreuses occasions. Sous l'attitude de Solal envers les Valeureux se dessine le regard d'un enfant envers ses parents et vice-versa. Ceux-ci découvrent un autre Solal ressemblant peu à celui qu'ils vénéraient et qui s'était écarté de leur chemin. Un Solal qui a affirmé sa place dans la société, qui cherche leur approbation et qui se pavane en leur montrant sa richesse et ses prouesses en soulignant son statut social acquis dans le monde de l'Autre: un Solal qui se pense digne de l'amour des parents. Et enfin, tout comme l'enfant établi dans une nouvelle vie parmi les personnes qu'il a choisies lui-même, Solal a honte de ses parents quand ceux-ci ne s'intègrent pas bien dans le nouvel entourage - honte envers ses origines face au monde occidental. En somme, il s'est éloigné d'eux, mais il recherche toujours leur reconnaissance.

Rappelons-nous que l'île de Céphalonie et la mer qui l'entoure pourraient être vues comme des symboles maternels: "Chaque fois que je pense à ma mer et mère Ionienne, c'est la communion, la proximité de ce lieu merveilleux que nous appelons bonheur".(59) Lieu merveilleux au sein de cette mer, une mer qui était "à nulle autre pareille, si pure, si calme, si transparente, si maternelle",(60) si 'utérine'. Pourtant, dans son attitude envers l'île natale, nous remarquons que Solal n'échappe pas à l'idéalisation. Cette mer ionienne maternelle ne semble pas lui donner uniquement un sentiment de sécurité. Au début du premier roman, le narrateur constate que "la mer lisse séparait Solal des belles vies étrangères" (S: 16-17). Or, le héros refuse d'accepter "la séparation d'avec les belles vies étrangères", et il franchit cette barrière. Après avoir quitté le lieu paradisiaque de l'enfance, il n'y retourne plus. Dorénavant, l'île natale ne reviendra que sous la forme d'une idéalisation nostalgique de Solal et par l'intervention des aventures des Valeureux.

Ensuite, prenons Solal lui-même, car celui-ci s'occupe de la femme qu'il aime - et dont Ariane est le plus bel exemple - comme une mère prend soin de son enfant:

Ma petite fille, mon enfant, lui disait-il en son âme tandis que tristement il la maniait comme une femme (BS: 637).

Il la prit dans ses bras, la souleva, la déposa sur le lit, la recouvrit d'un manteau de fourrure car elle claquait des dents. [...] A genoux, le joues illuminées de larmes, il veilla sur son innocente qui dormait, enfantine [...] (BS: 674).

[...] elle a dit un oui qui m'a percé le cœur un oui d'ange un sage petit oui d'enfance bouleversant si docile j'ai fondu d'amour fondu de cette pitié qui est amour, mon enfant Ariane [...] (BS: 740).

Cette attitude maternelle de Solal est néanmoins vite suspendue par la conscience que les femmes veulent un homme fort: "La tendresse continuelle, c'était monotone et peu viril et elles n'aiment pas ça" (BS: 620). Afin de conserver l'amour passionné dont il a besoin, Solal fait le 'gorille' et réprime le maternel en lui.

Et enfin, Adrienne, Aude, Isolde et Ariane, les femmes aimées sont toutes folles adoratrices de leur "Solal illuminé", leur Seigneur qui a tant besoin d'amour et qui, comme nous allons le voir, provoque en dernier lieu une tendresse maternelle en elles.(61) Les aimées de Solal sont de belles, nobles et décentes "génies de tendresse" (BS: 321). Plutôt qu'intelligentes, elles sont cultivées, ce qui leur permet de tenir un discours poétique avec leur Don Juan oriental. Mais le lecteur pourrait se demander dans quelle mesure la beauté féminine contribue à la profondeur de leur caractère. Au lieu d'enrichir l'image du personnage, la perfection des femmes semble plutôt avoir la fonction d'attester la gloire et la grandeur du héros.

Même en ce qui concerne ces femmes dont il obtient ce qu'il espérait, joue l'ambivalence des désirs du héros. N'est-ce pas étonnant qu'Ariane soit présentée au lecteur comme une femme solitaire et malheureuse, issue du noble milieu de la bourgeoisie protestante de Genève, et qui a tenté de s'y soustraire en commençant une liaison homosexuelle avec une révolutionnaire russe, Varvara?(62) Celle-ci est tuberculeuse et Ariane prend soin d'elle jusqu'à la fin. Après la mort de Varvara, Ariane fait une tentative de suicide peu convaincante. Elle est sauvée par Adrien Deume, "le seul être au monde qui s'occupait" d'elle et avec qui elle finit par se marier: "L'empoisonnement avait abîmé ma tête. Il a demandé un soir si je voulais l'épouser et j'ai accepté" (BS: 23). Elle semble ensuite se résigner à une vie médiocre d'épouse, qui sera interrompue par la séduction déconcertante de Solal. Pourquoi apprenons-nous seulement à la fin de Belle du Seigneur qu'Ariane est moins vertueuse qu'il nous a semblé, qu'elle a trompé le pauvre Deume avec un chef d'orchestre allemand? Et pourquoi Solal en ferait-il un drame? Il a lui-même trompé plusieurs fois Ariane et n'oublions pas qu'au moment où il la séduit, elle était mariée. En conquérant son amour, il l'a lui-même mise en situation d'adultère.

La réponse, peut-être, est ici: la terre occidentale et ses filles éblouissantes semblent représenter la mauvaise mère, la 'putain' qui repousse le fils, la femme aux mœurs légères, celle qui séduit mais qui ne saurait apaiser le sentiment de détresse, celle qui représente la sexualité, le charnel et la tentation. Dans l'œuvre, l'Occident, et surtout l'Occidentale, se retourneront en fin de compte contre Solal car il n'en est pas. Tous ses succès occidentaux n'empêcheront pas les chrétiens bourgeois de lui refuser l'appartenance à ce monde dont il recherche la reconnaissance. Ecoutons la conversation de deux Françaises à l'hôtel d'Agay:

- Imaginez-vous que l'individu avait une grosse situation à la Société des Nations. Il faut dire qu'il est Israélite.

- Vous m'en direz tant, dit Mme de Sabran. Cette espèce s'insinue partout. Il y en a même deux au Quai d'Orsay. Nous vivons dans une drôle d'époque. [...] La Mafia [...]. Vraiment, plutôt Hitler que Blum (BS: 629-630).

Ou M. de Maussane, le père d'Aude, qui voit en lui un futur ministre de France, et qui lui conseille de se distancier des Valeureux:

[S]i vous tenez à réussir [...] si c'est là votre désir, il n'y a qu'une attitude possible. Pas d'ambiguïté. Français, uniquement français [...]. Naturalisé, socialiste, demain ministre (S: 329).

Et nous avons vu dans le chapitre précédent qu'Aude se voit 'forcée' à lui tourner le dos quand elle est confrontée au ghetto juif de Saint-Germain où elle ne reconnaît ni elle-même, ni l'homme qu'elle vénère. Plus encore, quand le comportement malicieux de la 'putain' n'est pas spontané, il le suscite, car il a autant besoin d'être repoussé que d'être materné. N'ordonne-t-il pas aux femmes qui l'adorent de déclarer leur haine des juifs? C'est l'expérience que fait Aude à la fin du premier roman (S: 419). N'empoisonne-t-il pas ainsi l'amour dont il a tellement besoin?

La dualité de la femme aimée - "génie de tendresse" et "adultère" - fait écho à l'image de la mère préœdipienne: d'une part la bonne mère nourricière, dispensatrice de soulagement, de confort et d'amour; d'autre part la mauvaise mère, celle qui délaisse l'enfant, refuse de satisfaire à ses besoins vitaux et l'abandonne à la mort. Une mère dont l'enfant est tout dépendant et pour laquelle il éprouve de l'adoration et de l'effroi, de l'amour et de la haine à la fois. Ecoutons Solal qui contemple Isolde: "Oui, il la chérissait comme une mère, et elle lui répugnait comme une mère" (BS: 394). Il nous semble que la recherche du maternel vient en compensation de l'absence de la mère dans la vie de Solal.

D'abord l'idéalisation de son île natale et de la femme Occidentale - toutes deux représentant l'instance maternelle - qui par l'effet de la nostalgie se parent de beautés imaginaires, nous indique l'attitude problématique avec le premier objet d'amour: la mère. En même temps, la trace de l'absence de la mère semble revenir dans le choix pour un type de femme qui, en apparence, est le contraire de la mère orientale, mais dont il exige toutes les qualités maternelles. Cela, Solal ne se gêne guère de l'avouer. Ne se contente-t-il pas - en partageant son 'Art de séduire', non seulement avec le lecteur mais encore avec la femme en question - de faire tout marcher: "tendresse maternelle, fierté satisfaite, orgueil en éveil et inquiétude" (S: 132). Ce choix pour la femme est problématique, car Solal semble incapable d'accepter à la fois les deux caractéristiques qu'il exige de la personne de qui il cherche à être aimé. Si son désir semble s'orienter vers la belle occidentale, il ne peut s'empêcher d'éprouver un dégoût pour le côté physique que sa passion pour elle semble forcément entraîner. Mais si, avec le temps, les désirs passionnés cèdent la place à la monotonie tendre de l'amour quelque peu ennuyeux du couple isolé, la tendresse maternelle tant recherchée ne semble suffire aux exigences de Solal.

...top


3.3 Adrienne - la femme double

Oui, il la chérissait comme une mère, et elle lui répugnait comme une mère (BS: 394).

Ce paradigme de l'amour que, malgré lui peut-être, Solal ne peut éprouver que pour la femme occidentale et maternelle, est fourni par sa relation avec Adrienne. Ce schéma, qui réunit à la fois, dans une seule tension, le désir amoureux (maternel) et son rejet, Solal le reproduira dans chacune de ses liaisons. Aude, Isolde et Ariane connaîtront les mêmes moments d'adoration et de mépris. Un jour d'enfance du début de leur histoire, Solal pense à son initiatrice dans l'amour et il soupire:

Que de bienfaits lui sont venus d'Adrienne. C'est grâce à ses leçons qu'il a pu passer le baccalauréat au collège français d'Athènes. [...] Si discrètement elle lui a appris les bonnes manières, l'a guidé dans ses achats de livres. C'est elle qui choisit les étoffes, la coupe. [...] Et elle l'appelle Prince Soleil, ou Solal Ensoleillé ou Cavalier du Matin (S: 75-76).

Voilà une mère! Quand le héros se rend à la maison de sa maîtresse et partage ses pensées avec le lecteur, il nous informe que "Tous ont senti l'affection filiale qu'il a pour elle" (S: 76). Et que "la seule chose qu'ils aient tenue cachée, c'est le baiser sur la joue lorsqu'il arrive et le mari n'est pas là. Et quoi, est-ce défendu d'embrasser sa mère?" (S: 77). Arrivé à la villa, il apprend qu'Adrienne et son mari font un séjour à Florence. Alors, le jeune homme de seize ans se lance dans une crise de haine contre Adrienne et de jalousie contre le Valdonne:

Il se rendit compte soudain qu'ils étaient mari et femme, qu'ils vivaient seuls la nuit et dans le même lit sans doute. Alors le Valdonne posait sa bouche molle sur la joue et sur les lèvres de cette femme? [...] Trahison! Elle était sa mère, disait-elle. Mais le Valdonne n'était pas son père à lui. Donc, elle était adultère. [...] Tout le monde le trompait. Il voyait l'odieuse créature qui se promenait, appuyé au bras de son mari stupide, dans d'admirables musées. Et le soir, nue (car elle était nue comme les autres femmes, avec mille mamelles!)(63) [...] Quelle sale femme! (S: 77).

La gratification que Solal recherche auprès d'Adrienne se heurte à la réalité de devoir la partager avec le mari qui barre l'accès à la satisfaction absolue de ses désirs. Absolue, car les désirs de Solal touchent à la voracité: ils excèdent ce que l'objet d'amour peut offrir. Solal recherche l'amour exclusif d'une femme mariée. Cette même soif d'absolu se révèle dans les amours de sa vie adulte: dans sa vie professionnelle il cherchera à être respecté parmi ceux qui sont censés le mépriser, dans sa vie amoureuse, il cherchera à être adoré par une femme qui sera incapable d'éprouver de l'admiration pour son peuple, il cherchera à remédier à sa solitude par l'amour pour une femme dans laquelle il reconnaît justement cette solitude.

Dès lors, en apprenant "cette nouvelle terrifiante", cette "trahison" qu'Adrienne n'est pas là pour lui donner son amour, "la déesse que Solal espérait [...] la femme dont il était amoureux" (S: 17-18), se transforme en une "odieuse créature", qui plus est "adultère". Très vite, sa haine évolue en jalousie. Ce qui implique la troisième personne de la relation, c'est-à-dire le mari. Ainsi, l'agressivité de Solal se déplace à l'encontre du consul, et l'idéal de la femme aimée est préservé.(64)

En réaction à cet abandon, Solal, frustré dans ses espérances, rentre chez lui. Quand Michaël vient lui apprendre la nouvelle que la 'consulesse' et son mari sont rentrés, il prétend ne rien en vouloir savoir. "Cependant, il sortit et au bout d'une heure, il se trouv[e] devant le jardin du consulat" (S: 78) où il voit Adrienne. Il se lance vers son aimée qui l'écarte "un peu ennuyée". Solal désespère et s'exclame:

- Adrienne, je ne peux plus, plus sans vous. Je ne savais pas, je vois maintenant, c'est terrible. Je meurs tous les jours depuis que je ne te vois pas. J'ai eu un tel besoin de toi. Je t'appelais et tu n'étais pas là. J'ai voulu me tuer (S: 78).

Adrienne accepte de faire encore une promenade avec son amant bien qu'elle ait promis à son mari de ne plus le rencontrer. Elle s'en excuse: "[s]inon il se tuerait sur le champ". Ce dernier moment ensemble inciter Solal à enlever sa maîtresse, qui, du coup, n'oppose aucune résistance devant l'attitude virile de l'adolescent devenu homme et ils s'enfuient à Florence. Confronté à un obstacle et à un rival,(65) Solal dévoile le deuxième versant de sa personnalité - le seigneur dominateur - et révèle le second aspect de sa dualité amoureuse: être le maître après avoir suscité la tendresse maternelle.

Mais l'amour maternel d'Adrienne, évidemment, ne le comble pas comme nous le démontre la fin perverse de leur liaison. L'enlèvement de la 'consulesse' de France est rapidement suivi d'une rupture. Rappelé à ses origines - à la réalité? - par l'intervention de son oncle Saltiel, Solal se voit forcé de quitter Adrienne et part à la découverte du monde occidental. Il ne peut toutefois pas oublier la comtesse et se décide à regagner sa grâce. Sans trop de peine, Solal y réussit et par l'intermédiaire de son initiatrice, le jeune héros s'insère dans la famille de Maussane: Solal devient secrétaire du père d'Aude et il se trouve au seuil d'une carrière politique brillante.

L'amour de la vieille ex-consulesse - elle a déjà bien passé les trente ans! - pour son amant va jusqu'à le destiner à la fille de M. de Maussane.(66) Solal et Aude ne manquent pas de répondre par une passion réciproque aux tentatives de l'entremetteuse. Pourtant, un soleil noir se lève sur Solal et jette une ombre honteuse sur la réputation brillante du prétendu Occidental. A cause d'une intervention burlesque des Valeureux, Solal perd la grâce du sénateur Maussane, qui venait de lui accorder la main de sa fille. Et Solal ressent le rejet: de honte, il se retire sans prendre congé de sa fiancée et s'isole dans un hôtel. C'est là qu'Adrienne, qui s'est décidée à se suicider, retrouve l'objet de son amour. Ils vivent un dernier spasme de rapprochement physique, mais Solal n'y arrive pas: ses pensées sont avec Aude. Il revit le moment où il l'a perdue et dans un délire, il prend son revolver. Adrienne est pourtant plus prompte que lui et la balle n'effleure que son front. Elle prend soin du blessé et elle le couche. Pendant qu'il dort, Adrienne accomplit l'ultime sacrifice: elle se suicide en se jetant sous un train, suivant l'exemple d'Anna Karénine. En même temps, Solal, qui se réveille, a une prise de conscience:

Il se réveilla et son front chercha l'épaule de celle qu'il avait méconnue, qui, jusqu'à ce jour n'avait presque pas eu d'existence réelle pour lui et qu'il commençait à aimer (S: 291).

Cette fin de la liaison avec Adrienne n'est guère étonnante. Solal feint de se découvrir un véritable amour pour Adrienne quand celle-ci s'est définitivement sacrifiée dans l'intérêt du fils; quand elle fait preuve d'unique bonté, destinée à lui seul; quand ses défaillances ne menacent plus de mettre en danger le héros dépendant d'elle. Pourtant, ce sacrifice est consommé: elle disparaît - tout comme la mère - pour mourir en cachette.(67) Quelle est la réaction de Solal à cet abandon? Il s'aperçoit, au réveil, de l'absence de celle "qu'il commençait à aimer", voit la lettre d'adieu et s'exclame: "La sale vieille, elle a filé!".

Sans cesse, l'attitude de Solal envers l'objet aimé semble osciller entre l'amour et la haine et comme cette dualité s'exprime non seulement vis-à-vis d'Adrienne - Aude ne manquera pas non plus d'y être confrontée -, nous nous posons la question de savoir dans quelle mesure il s'agit d'un amour véritable. Car "celle qu'il commençait à aimer" est bien la même que "la femme dont il était amoureux depuis qu'il l'avait vue à la distribution de prix du lycée français" (S: 18) et "la seule femme qu'il eût aimée. Depuis si longtemps, elle était sur tous les chemins de sa pensée" (S: 131).

Ce nouvel abandon, malgré les apparences, il ne le pleurera pas longtemps. Le deuil de Solal reste aussi implicite qu'après la mort de Rachel: trois jours après le suicide d'Adrienne, Solal retrouve Aude et l'enlève - l'aventure d'Adrienne se répète! - le jour de son mariage avec Jacques. Au lieu d'assumer l'échec, Solal cède à une frénésie amoureuse, qui le conduit à réintroduire dans chaque nouvelle relation la situation d'écartèlement qui la mènera, de nouveau, à l'échec.

Selon l'hypothèse développée par Melanie Klein, pareil aveuglement découle d'une première blessure infligée par la mère.(68) On voit bien, ici, à quel point cette figure absente hante la course de Solal vers un bonheur en fait impossible.

...top


3.4 La faiblesse du maître

Si elle croyait qu'elle l'aimerait même atroce et tronc, c'était tout simplement parce qu'en ce moment il était beau, honteusement beau (BS: 665).

Cette quête insatiable de l'amour apparaît de plus en plus comme la conséquence psychique du premier refus fondamental. Ainsi quand Solal est, par la suite, confronté à un refus - réel ou latent - soit de la femme, soit de la société occidentale, il éprouve des émotions intenses comme l'impuissance, la détresse, la haine et la jalousie.(69)

Nous n'avons qu'à penser à ses crises d'angoisse et de jalousie surtout. Jalousie du mari d'Adrienne, du fiancé catholique d'Aude et de l'ancien amant allemand d'Ariane - sur quelles religion et nationalité aurait-il mieux pu tomber? -; angoisse de perdre celle de qui il compte trouver l'amour maternel.

Prenons quelques exemples: la crise de jalousie après le départ d'Adrienne à Florence; l'errance délirante d'après l'abandon d'Aude; l'angoisse d'être trompé et puis quitté par la femme une fois que l'ennui s'est insinué dans les rapports du couple isolé du social: "oh, avec son aimé, celle-là, son aimé qui aurait si pu bien être un autre" (BS: 667), ou quand la réalité corporelle se superpose à la spiritualité idéale de l'amour: "Eh, oui, elle l'avait d'avance trompé avec le Solal du premier soir, le sans éternuement du Ritz, le poétique" (BS: 665). Ou quand l'envoûtement irréel de la poésie est rompu, si l'homme n'est plus fort et beau, s'il ne témoigne plus du "pouvoir du tueur virtuel" qu'il porte en lui, si Solal "devenu homme tronc [...], [l]'aimer[ait-elle] toujours?". Ces derniers exemples sont tirés d'une scène de ménage entre Solal et Ariane, scène typique comme exemple de la destruction, de la violence, du désespoir qui annoncent déjà la fin de l'amour terrestre entre Ariane et Solal. Solal se crée une image violente de son aimée qui le trompe avant, pendant et même avec lui - "Solal d'Agay cocu de Solal de Genève" (BS: 648) - et il fait ainsi preuve d'un masochisme virulent.(70) Et cette même virulence sera le moteur du grand finale de Belle du Seigneur: une scène de jalousie qui fonctionne comme catalyseur de l'attitude duale de Solal. Et pensons à la détresse de Solal pendant la deuxième errance dans les rues de Paris après qu'Ariane a fait preuve du désir de se retirer de leur isolement en projetant de prendre des leçons de guitare hawaïenne, projet qui ne sera même pas réalisé. Tous ces exemples témoignent d'un manque de sécurité du héros: il n'accepte pas la rivalité, refuse de partager la femme, il a peur qu'elle l'abandonne, il ne semble pas pouvoir se passer de cette fusion exclusive avec elle et le sentiment de sécurité que cela lui procurait. Et cette réalité décevante par rapport à ses aspirations, à ses idéaux, lui procure un sentiment de détresse.

Plus concrètement, dans le deuxième chapitre, nous avons vu comment, après le rejet d'Aude, Solal se lance dans un délire et se prend non pour un seigneur, mais pour le Seigneur, le Christ créé à l'image de Dieu mais en même temps "fils de tous les hommes", et donc semblable à eux. Délire de l'homme qui révèle le refus de voir la réalité telle qu'elle est, d'affronter son malheur et qui s'abrite dans l'image d'un Seigneur tout-puissant. Cela lui permet de se conforter dans une image absolue et forte, le contraire du sentiment de non-valeur que le monde extérieur lui renvoie. En prenant sur ses épaules la souffrance universelle - agnus dei qui tollis peccata mundi(71) -, il refuse d'assumer à son compte le rejet d'Aude et il laisse fondre son malheur individuel dans la "souffrance des hommes", bref dans la collectivité. Le héros semble chercher à être semblable pour remédier à sa solitude et à assumer le mal collectif pour fuir devant sa douleur personnelle.(72)

Sa réaction est loin d'être univoque: en apparence obsédé par l'idée de la haine antisémite de l'objet de son amour qui - répétons-le - n'en fait aucune preuve directe, Solal force l'aimée à prononcer les mots Sale Juif!, à les écrire et enfin à les signer. Désir compulsif qui, après avoir été satisfait, entraîne une réaction remarquable: "Il tressaillit, goûtant une étrange volupté" (S: 419). Sa peur de ne pas être aimé incite le héros à provoquer l'hostilité de l'objet d'amour et l'entraîne à identifier ce dernier à la haine antisémite. L'aimée se transforme en bourreau et Solal devient la victime. Ainsi, il semble apaiser les tensions causées par des tendances contradictoires: il fait tomber l'angoisse en concrétisant, en vulgarisant, en détournant de lui la menace qui est la source de son mal-être.(73)

Dans la théorie freudienne, l'état de détresse prend un sens bien particulier: "celui du nourrisson qui, dépendant entièrement d'autrui pour la satisfaction de ses besoins (soif, faim), s'avère impuissant à accomplir l'action spécifique propre à mettre terme à la tension interne".(74) Pour l'adulte, l'état de détresse est le prototype de la situation génératrice de l'angoisse car il a influencé de façon décisive la structuration du psychisme - ce dernier se constituant entièrement dans la relation avec autrui. D'où, chez l'adulte, un retour du refoulé du stade préœdipien lorsque, dépendant d'autrui pour satisfaire ses pulsions de vie et d'autoconservation et incapable de remédier à des tensions internes écrasantes, le sujet se voit confronté au rejet et à l'abandon d'un représentant de l'instance maternelle.

Freud a explicitement relié l'état de détresse à la 'prématuration' de l'être humain, à l'existence intra-utérine relativement raccourcie par rapport à celle de la plupart des animaux, ce qui créerait le besoin d'être aimé.(75) Cette idée renforce notre hypothèse que la recherche d'amour et la confusion provoquée par les refus répétés de la femme aimée prennent source dans une relation perturbée avec l'objet auprès duquel il recherche l'apaisement des tensions et la protection contre les dangers du monde extérieur. Evoquons un Solal qui, repoussé par Aude, sa première femme, s'exclame: "Le mépris que j'ai toujours éprouvé pour la femme, comme il était juste. [...] Quel sale souvenir j'ai gardé de ma vie intra-utérine" (S: 417).(76)

S'il l'on examine le comportement avide de Solal - ce besoin impérieux d'être aimé - on pourrait même penser à une névrose d'abandon.(77) Dans le comportement de Solal, on retrouve les divers symptômes de cette affection: "angoisse, agressivité, masochisme, sentiment de non-valeur". Le Vocabulaire de Psychanalyse(78) de Laplanche et Pontalis spécifie que "ces symptômes ne se rattacheraient pas forcément aux conflits habituellement mis en évidence par la psychanalyse [...], mais à une insécurité affective fondamentale. / Le besoin illimité d'amour [...] signifierait une recherche de la sécurité perdue dont le prototype serait une fusion primitive de l'enfant avec la mère". Il faut remarquer de plus que cette angoisse n'est pas forcément reliée à un abandon réel de la mère, mais que c'est plutôt la perception de l'enfant qui ressent l'attitude affective de la mère comme un abandon.

N'étant pas capable d'apaiser seul ses contradictions, Solal est en proie à l'angoisse: angoisse de persécution et d'abandon, voir d'anéantissement. Pour y remédier, nous l'avons vu, naissent, d'une part, l'envie, puis la jalousie et, d'autre part, un besoin de sécurité qui compenserait l'incapacité d'affronter les dangers du monde extérieur. Cette sécurité devient sa défense contre les tensions internes écrasantes, contre les angoissantes pulsions de mort et de destruction qui, en état de détresse, tentent à majorer les pulsions de vie. Etre aimé pour lutter contre la mort, telle se définit donc la quête de Solal.(79)

Ces constatations nous renforcent dans la conviction que les sources de sa quête de l'amour absolu qui se concentre autour de l'image idéalisée d'une femme occidentale, ne sont pas à trouver uniquement dans le sentiment du juif qui est rejeté par la société, mais que Solal souffre d'une insécurité affective générale. Une fragilité qui pourrait expliquer, si l'on suit sur ce point Melanie Klein,(80) un sentiment de nostalgie pour l'état fusionnel de la petite enfance.

...top


3.5 La nostalgie de la mère

Ô, mère et amante,
allez et allumez une bougie
devant la Sainte Vierge et priez-lui
que l'étranger ne me fasse pas périr
et que je rentre bientôt
de nouveau dans vos bras (K. Vírvis, Stygmès).

Dans sa nostalgie de l'île natale, Solal n'échappe pas à l'idéalisation. Après sa fuite, il n'y retourne plus mais l'image en reste intense: "à nulle autre pareille, si pure, si calme, si transparente, si maternelle" pour reprendre encore les termes qui réfèrent à ce paradis, à ce "lieu merveilleux que nous appelons bonheur" ou "communion". Dans le premier roman, l'île nous est présentée de la façon suivante:

Les cyprès montaient la garde autour de la citadelle des anciens podestats. La mer lisse séparait Solal des belles vies étrangères. L'île, découverte maintenant, était stupide de beauté (S: 16-17).

L'endroit clos porte la marque de la barrière de sécurité. L'île est entourée par la "mer lisse", et le chef-lieu par de hautes collines. La demeure des Solal "domin[e] la mer" (S: 17) et ouvre ainsi le regard vers "les belles vies étrangères". Si le malheur de Solal vient du désir d'affranchir ces frontières, la nostalgie de ce paradis perdu restera vivante: le sol méditerranéen semble se présenter comme un lieu imaginaire d'apaisement du sentiment de déchirement.

En supposant que la nostalgie de l'île natale soit fortement reliée à l'instance maternelle, il ne serait en rien étonnant de voir Solal ramener ses aimées vers la mer, après les avoir arrachées aux bras de leur maris ou fiancés gentils. Ainsi, Solal et Aude se réfugient en Sicile; ainsi, avant de procéder à l'acte de séduire Ariane par "les sales moyens" qu'elle mérite, Solal lui rappelle sa promesse initiale: "A une heure du matin donc, vous amoureuse et à une heure quarante, vous et moi gare pour départ ivre mer soleil" (BS: 310). Et une fois qu'il l'a séduite, il l'emmène sur les bord de la Méditerranée qui les accueille: ils "nag[ent] côte à côte, engag[ent] parfois des luttes qui la f[ont] rire d'enfance retrouvée" (BS: 606. Nous soulignons).

Et pour atteindre l'Eldorado de "l'enfance retrouvée" - la matrice? -, le lieu divin où la vie est d'elle-même bonne, belle et tranquille, le bien-être de l'état fœtal, il faut s'embarquer, quitter la terre ferme et passer l'eau (l'eau amniotique?). Toutes les indications portent à croire que la nostalgie de ce paradis perdu, de cet Eldorado, n'est autre que le désir de retrouver la fusion symbiotique avec la mère.

Dans l'article "Narcisse enfant du siècle",(81) Jules Bedner lie l'état de nostalgie au narcissisme. Il faut distinguer deux types de narcissisme et Bedner résume ce que la psychanalyse comprend sous ses termes:

Par narcissisme primaire la psychanalyse entend communément l'état psychique qui accompagne la fusion avec la mère au début de la vie, fusion symbiotique qui tient de l'état fœtal et dans laquelle la mère n'est pas sentie comme un être autonome mais plutôt comme une partie intégrante de l'enfant même, dont elle a la fonction de satisfaire d'une manière automatique les moindres besoins. Ce premier stade de la vie s'accompagne d'un sentiment de sécurité et de toute-puissance, qu'il perdra forcément plus tard au contact du monde extérieur. Dans un stade suivant, il cherchera en vain à les retrouver: la nostalgie de l'état de symbiose et la rage de ce que l'enfant considère comme un refus de la part de la mère sont à la base du narcissisme secondaire. [...] [Il] se manifeste comme une série de stratégies destinées à produire l'illusion d'un retour aux jouissances, ou plus précisément au sentiments de toute-puissance du nouveau-né. Ces stratégies aboutissant tout au plus à des résultats partiels et momentanés, des sentiments de vide et de dépression ont souvent beau jeu. [...] Le désir immodéré de retrouver les délices de la fusion se heurte tant à l'irréversibilité du temps qu'à une méfiance profonde à l'égard de la femme, à la peur d'être abandonné.(82)

Nous avons reproduit ce passage en entier car il révèle de façon très claire que le narcissisme pourrait expliquer les "sentiments de vide et de dépression", la nostalgie et le désir de Solal de retrouver la sécurité de la mer et mère de sa jeunesse. Le narcissisme secondaire nous fournit un autre argument pour mieux comprendre les origines de son besoin d'amour. Nous avons constaté que la mère est quasiment absente de l'œuvre. Dans l'attitude de Solal, nous voyons clairement "la rage de ce que l'enfant considère comme un refus de la part de la mère": il ne semble éprouver pour elle qu'un sentiment de répulsion. Ainsi nous pourrions circonscrire l'absence de la mère au manque du "sentiment de sécurité et de toute-puissance" qu'elle lui donnait au début de sa vie. Un vide que Solal essaie en effet de combler par "une série de stratégies destinées à produire l'illusion d'un retour aux jouissances, ou plus précisément au sentiments de toute-puissance du nouveau-né". Nous n'avons qu'à penser aux stratégies de séduction que Solal met en œuvre pour gagner l'amour d'Adrienne, d'Aude et d'Ariane. Et il n'est alors guère étonnant de remarquer un accent prépondérant sur les qualités maternelles que Solal requiert de ses aimées.

Récapitulons l'attitude de Solal: l'île de Céphalonie avec son ghetto juif se montre incapable d'apaiser le besoin de conquête "des nouvelles vies" qu'éprouve le jeune homme ambitieux. Son père s'y oppose jusqu'à le châtier et la mère orientale se tait. Si Solal semble ressentir un rejet de la mère, nous pourrions le relier au refus de l'instance maternelle, de l'appartenance à la communauté d'origine qui se représente sous la forme de l'île méditerranéenne protectrice et nourricière de son enfance qui s'arrête le jour de sa Bar Mitzvah. Au moment de devenir "responsable de ses actes" (S: 49), Solal se voit forcé de s'éloigner d'un monde où il ne se reconnaît plus. Inquiété, car nul ne vient soulager ses tensions, il intériorise et refoule l'angoisse pour ensuite s'évader: il s'investit dans un autre objet. Alors, il décide d'aller à la conquête de l'Occident et d'abord vers Adrienne, sans l'appui de ses cousins et contre les voues de son père:

Il irait seul. Il était Solal. Il existait et elle s'apercevrait de son existence maintenant. Admirable. Il était vivant et les morts étaient bêtes au cimetière. A bas les morts! (S: 80).

En enlevant sa maîtresse et en quittant par la suite son île, Solal accomplit un acte d'absolu. En rompant avec ceux qui l'ont 'abandonné', avec les liens qui le retiennent, mère, père, communauté, il semble ne plus dépendre de personne. Mais cette fuite ne le guérira pas du "manque d'appartenances" et du sentiment de ne pouvoir "compter que sur lui" dont il se sent avorté.

Quelles que soient les causes réelles du sentiment de refus, d'abandon que Solal ressent, qu'il l'ait engendré lui-même ou non, ce qui nous importe c'est que la nostalgie, l'angoisse, le sentiment de déchirement et de solitude reviennent sans cesse quand Solal est confronté à l'échec dans sa quête de l'élément maternel. Solal éprouverait donc - de par le fonctionnement du narcissisme et de par la nostalgie de l'état de symbiose - le besoin d'être reconnu et aimé par l'Autre, comme il se sentait reconnu et aimé par la mère. Mais, n'oublions pas que les tentatives pour retrouver cette harmonie sont vaines: le narcissisme secondaire "se manifeste comme une série de stratégies destinées à produire l'illusion d'un retour" (nous soulignons) à l'état fusionnel, comme l'a résumé Jules Bedner. En acceptant que "[c]es stratégies aboutiss[e]nt tout au plus à des résultats partiels et momentanés", nous comprenons mieux la tendance du héros à se lancer dans une quête de l'absolu qui se manifeste - rappelons-le - comme la "recherche de la plénitude et de la vérité selon un itinéraire incertain, balisé de tentations et d'erreurs", recherche qui le fait osciller entre la réussite et l'échec dans des "mouvements pendulaires qui sont comme le flux et le reflux dans une existence humaine".

Ayant relié le besoin d'être aimé au refus initial de la mère, à l'image de la mère préœdipienne, à l'attitude duale envers l'objet aimé et au narcissisme, nous allons étudier, plus en détail, le comportement de Solal envers l'objet aimé.

...top


Notes du Chapitre 3

53. Denise Goitein-Galpérin, Visage de mon peuple - Essai sur Albert Cohen, Paris: Librairie A.-G. Nizet, 1982.

54. Ibid., p. 48.

55. De plus, l'amour de l'absolu ne se cache pas: son père n'est qu'un être humain et non Dieu.

56. Hubert Nyssen, Op. cit., p. 22.

57. Op. cit., p. 32.

58. Sous cet angle, il serait intéressant d'étudier l'attitude maternelle de Saltiel envers Solal. Par opposition aux autres Valeureux, Saltiel n'est pas marié, ni n'a pas d'amantes comme par exemple Michaël. De plus, il s'occupe de son neveu et prend soin de lui comme si c'était son propre enfant.

59. Entretien avec Pascal Bruckner et Maurice Partouche, Op. cit., p. 46. Nous soulignons.

60. Ibid., p. 43. Nous soulignons

61. Le rôle du sang n'est pas négligeable. Pensons au moment où Aude cède enfin au dompteur du lion blessé et au Solal seignant du front après qu'Ariane lui a jeté une verre dans le visage.

62. Tout comme, à la fin de Belle du Seigneur, Ariane récidivra en se vouant à Ingrid Groning pour combattre la monotonie de la passion dans l'exil. Il n'y a, d'ailleurs pas qu'Ariane qui soit susceptible à la tendresse féminine. Pensons à Aude, qui dans le premier roman, éprouve "un plaisir sans doute pur à poser ses joues contre les beaux seins fermes" (S: 122) d'Adrienne. L'intimité entre Aude et Adrienne nous fait plutôt penser à la tendresse de la fille pour la mère. Aux yeux de Solal, par opposition à l'amour de la mère pour l'enfant, l'amour de la femme pour l'homme est loin d'être pur. L'homosexualité d'Ariane semble souligner d'une part la pureté de la femme, et d'autre part, elle constitue un contraste valorisant son amour pour Solal. Une fois conquise, Ariane réduit l'affaire avec Varvara à une futilité: "drôle d'idée cette passion pour Varvara au fond insignifiante sentimentale minaudière" (BS: 520). De plus, prise dans une perspective freudienne, l'homosexualité pourrait confirmer le narcissisme des femmes de Solal qui s'éprennent de leur propre beauté, qui culmine dans l'éloge de leur seins parfaits.

63. Cette image nous fait penser à la statuaire de la Diane d'Ephèse, Diane qui, dans la mythologie grècque, revendique la virginité comme attribut et qui est couramment identifié à la Grande Mère.

64. Un tel comportement correspond au fonctionnement de l'envie et de la jalousie élaboré par Melanie Klein dans Envy and gratitude - a study of unconscious sources (London: Tavistock, 1957, pp. 6-9). Le moi de Solal se montre trop faible et incapable d'assumer le caractère dual de l'objet, son envie envers Adrienne détruit l'image idéalisée dont son moi a besoin pour se sentir en sécurité et il projette ensuite les aspects négatifs sur le rival. La tendance de gâcher l'objet envié est projeté sur l'instance paternelle et ainsi, le clivage permet de conserver l'idéal de l'objet. Au lieu d'accepter l'abandon inhérent au partage inévitable depuis la perte de l'harmonie symbiotique, Solal s'empare de l'objet aimé et et le met à l'abri de la menace du social.

65. Cette confrontation trouve son prototype dans l'éternel conflit oedipien, dont le narrateur dote Solal au vu de la relation avec sa mère et de son habitude à transgresser la volonté du rabbin Gamaliel.

66. Pour souligner le caractère sacrificiel de sa geste, nous remarquons que cette Aude est non seulement la meilleure amie d'Adrienne, mais qu'elle est également la fiancée du frère de celle-ci.

67. Même si le livre de Solal fut écrit bien avant la mort de la mère d'Albert Cohen, il serait intéressant de rapprocher cet amour 'gratuit' d'une confidence d'Albert Cohen à propos de la mort de sa propre mère à lui: "Les fils ne savent pas que les mères sont mortelles. Et moi, le premier, je ne l'ai pas su. [...] Les fils sont une engeance ... affreuse" (Apostrophes). La conscience semble déjà avoir été là.

68. Selon Klein, c'est cette intégration de l'objet primordial - la mère - qui joue un rôle fondamental dans la formation d'une bonne capacité d'aimer car si l'objet est ressenti comme bon, non seulement le moi sera renforcé, mais il éprouvera un sentiment de sécurité. Cette force et sécurité protège l'enfant contre les dangers du monde extérieur et l'aide à affronter de nouvelles menaces (Op. cit., pp. 24-25).

69. Dans une perspective psychanalytique, le rejet par la femme maternelle trouve son prototype dans l'abandon de la mère préœdipienne qui refuse de satisfaire aux pulsions de vie et d'autoconservation de l'enfant. Si elle se montre ainsi incapable de remédier aux tensions internes écrasantes de celui-ci, elle le condamne à la mort.

Quand Solal répète aux femmes qu'il séduit: "si tu me repousses, je meurs" (S: 131;136), il témoigne d'une subordination totale du fils à la toute-puissance de la mère. Il se déclare ainsi dépendant d'elles pour satisfaire à des besoins qu'il ne peut satisfaire seul. Et en filigrane de la panique, de l'angoisse qui résultent d'un sentiment de détresse et d'impuissance, nous voyons se profiler les schémas refoulés de la relation œdipienne de l'enfant avec sa mère: la perte de l'harmonie exclusive avec la mère, perte de ce sentiment de toute-puissance de la fusion symbiotique font naître une nouvelle image de la mère qui n'est plus uniquement bonne. Elle devient une mauvaise mère quant elle refuse à l'enfant ce dont il se considère le récepteur approprié.

70. La jalousie ne s'explique, par ailleurs, pas seulement par une tendance masochiste. Solal l'introduit consciemment dans sa relation avec Ariane pour "créer un lamentable climat passionnel, [pour] désennuyer une malheureuse avec du tourment" (BS: 665).

71. L'agneau de Dieu qui porte les péchés du monde.

72. Son moi en détresse construit ainsi une idéalisation de soi pour faire face à l'angoisse d'abandon et de persécution.

73. Une autre explication est possible: la condition de 'victime' pourrait susciter de la pitié de la part de la femme cruelle. Et de cette pitié naîtrait, par la suite, une tendresse.

74. Laplanche & Pontalis, Op. cit., "état de détresse", p. 122.

75. "De ce fait, l'influence du monde extérieur est renforcée, la différentiation du moi avec le ça est nécessaire, l'importance des dangers du monde extérieur est majorée et l'objet, seul capable de protéger contre ces dangers et de remplacer la vie intra-utérine, voit sa valeur énormément accrue. Ce facteur biologique établit donc les premières situations de danger et crée le besoin d'être aimé, qui n'abandonnera plus jamais l'homme". Sigmund Freud, "Inhibition, symptôme et angoisse", cité dans Laplanche & Pontalis, Op. cit., p. 123.

76. Remarquons d'ailleurs que l'auteur lui-même a connu Freud personnellement et que les théories freudiennes ne lui étaient pas étrangères. Même si Cohen s'est toujours distancié d'un rapprochement à la psychanalyse, les allusions nous paraissent peu innocentes.

77. Cette névrose désigne "un tableau clinique où prédomine l'angoisse de l'abandon et le besoin de sécurité". Laplanche et Pontalis remarquent que ce terme, introduit par Charles Odier et Germaine Gueux devrait être utilisé avec prudence. Germaine Gueux leur a confié plus tard qu'il vaudrait mieux parler de syndrome que de névrose d'abandon. Op. Cit., p. 18, "névrose d'abandon".

78. Ibid.

79. Pensons aussi à ce "Tous mes livres ont été un combat contre la mort" que Cohen prononça dans l'entretien avec Bruckner et Partouche, Op. cit., p. 45.

80. "The flight from the mother to other people, who are admired and idealized in order to avoid hostile feelings towards that most important envied (and therefore hated) object, the breast, becomes also a means of preserving the breast - which means also preserving the mother" (Op. cit., p. 63). Une idéalisation excessive de l'objet témoignerait de l'incapacité d'éprouver de la gratitude envers l'objet - ce qui nuit à la capacité d'aimer - et empêcherait au sujet de compenser le sentiment inévitable de perte de l'objet primordial.

81. Jules Bedner, "Narcisse enfant du siècle", Neophilogus numéro 78.

82. Ibid., p. 58.