6.1 Amour et solitude

L'amour est un châtiment. Nous sommes punis de n'avoir pas pu rester seuls (Marguerite Yourcenar).(148)

L'attitude duale de Solal, son sentiment de déchirement, de confusion, et sa nostalgie de la terre natale nous paraissent être le produit d'un sentiment de rejet traumatique que le protagoniste a dû ressentir dans son enfance, rejet que Solal a eu du mal à assumer. Cet enfant, "bon et naïf", qui se sent bien dans son entourage naturel, mais qui est tout d'un coup confronté à la haine de l'Autre se voit forcé à remettre en cause son appartenance. Cette prise de conscience perturbe l'harmonie et le sentiment de sécurité qui était à la base de son existence et elle a instauré l'ambiguïté dans l'attitude envers ses origines. Tout d'un coup, le héros perçut sa judéité comme un malheur et il devint envieux de ceux qui n'ont pas ce 'désavantage', comme en témoigne le passage suivant: "Pourquoi était-il Juif? Pourquoi ce malheur? A dix ans il était encore si pur, si émerveillé, si bon; mais l'amertume et l'inquiétude étaient venues le jour du massacre des Juifs. Tandis que cette Aude et ce Jacques [...]" (S: 70). Ses origines, tout d'un coup remise en cause, ne lui fournissent plus le sentiment d'appartenance et d'harmonie. A cause de la confrontation avec l'Autre, le héros acquiert un sentiment de confusion et suivi du besoin de créer un repère de sécurité dans une réalité aliénante. Au lieu de tenter de retrouver sur place ce qu'il a perdu, le héros s'évade pour chercher son salut dans des passions utopiques et sur des terres hostiles.

Le sentiment de déchirement de Solal s'expliquerait aussi par un refus de la part de ses origines. Un refus qui - tout comme la haine de l'Autre - n'a pas manqué de laisser son empreinte sur son amour-propre. La rupture douloureuse avec la mère et le manque - implicite mais très sensible - qui en résulte, semblent l'avoir poussé à prouver qu'il est digne d'être aimé et à se prouver auprès de l'Autre. Solal cherche à être "le fils de tous les hommes" et à être le fils de la femme aimée.

En même temps, nous constatons que, si les hommes de l'Occident ou la femme occidentale lui refusent ce soulagement, s'ils immobilisent l'ascension vertigineuse de sa quête de l'absolu - par dégoût envers ses origines ou par incapacité de répondre aux exigences inconditionnelles du héros -, Solal se réfugie dans une réalité recréée par ses désirs, véritable refuge contre la haine du monde extérieur: il résigne dans une exclusion absolue et solitaire, il enferme les témoins de ses origines dans des caves et il s'enfuit lui-même dans sa nature de seigneur tout-puissant. Et ce seigneur n'est pas le premier venu. Les allusions au Seigneur Jésus-Christ - seigneur du peuple qui lui refuse l'appartenance - ne sont pas fortuites. Dans les religions chrétiennes, Jésus Christ n'est-il pas celui qui donne l'exemple de l'amour du prochain?(149) Et cet agnus dei qui tollis peccata mundi, de par sa propre mort à lui, n'a-t-il pas ainsi délivré l'humanité du péché originel?(150) N'est-il pas le "prophète aux yeux tristes qui [est] amour", le seul être de la race de Solal qui est aimé des chrétiennes?

Les récits autobiographiques et les entretiens nous font croire qu'après l'expérience traumatique du jour de mes dix ans - après le premier rejet social en somme -, l'auteur se renferma sur lui-même: il décida de ne plus sortir, de s'enfermer dans sa chambre où, les rideaux fermés, il créa son univers à lui:

Puisque la France ne veut pas de moi, j'aurai ma petite France à moi. Ça sera ma chambre avec les livres des grands écrivains français.(151)

Entravé dans sa quête sociale, le héros des romans de Cohen fait plus ou moins l'inverse en créant, en Occident, des "ghettos juifs" où, en toute liberté, il peut revenir à ses origines: la cave de Saint Germain, celle de Berlin et le ghetto de la chambre d'hôtel. La différence c'est que, adulte, il en est - du moins partiellement - lui-même responsable. C'est lui qui a décidé de renier ses origines juives, c'est lui qui a envoyé la lettre anonyme révélant l'irrégularité de sa naturalisation et il affronte la dualité de son identité dans une exclusion volontaire:

Il tire les rideaux pour ne pas savoir qu'il y a un dehors, des espoirs, des réussites. Eh oui, autrefois, il sortait pour vaincre, pour charmer, pour être aimé. [...] Ici, dans cette chambre, il a le droit de faire ce qu'il veut, de parler hébreu, de se réciter du Ronsard, de crier qu'il est un monstre à deux têtes et à deux cœurs, tout de la nation juive, tout de la nation française. [...] Ici, terré et solitaire, il ne verra pas les regards méfiants de ceux qu'il aime et qui ne l'aiment pas (BS: 720-721).(152)

La solitude le met à l'abri du monde extérieur, de ceux "qui ne l'aiment pas", de ceux qu'il lui ont fait savoir qu'il "n'en est pas". Simultanément la condition solitaire le prive de l'adoration de ceux qui l'aiment. Détournant l'impossibilité de cette situation, Solal inverse sa sentiment de faiblesse et la non-valeur en une puissance qui le valorise. Evoquons l'enthymème dont Solal se sert pour dénoncer l'hypocrisie de Mlle de Gantet:

Prions pour nos adversaires. Ainsi parle mademoiselle de Gantet. [...] En réalité c'est une façon de se venger de ses adversaires, de leur dire: Tu me hais, moi je t'adore; je te suis donc supérieur.(153) (S: 176)

Dans le passage de la fin de Belle du Seigneur, cité ci-dessus, Solal se sert de la même formule. Se croire supérieur à "ceux qu'il aime et qu'il n'aime pas" lui sert ici à se venger de ceux qui l'ont rejeté. La puissance que le héros y emprunte, dénote la deuxième tendance à l'absolu: l'ascension métaphysique.

Si le seigneur Solal revient sans cesse sur la solitude - clé de voûte sur laquelle repose son édifice existentiel -, nous constatons de nouveau une attitude duale envers elle. D'une part, elle fait partie de sa condition d'existence: enfant unique voué à un futur de grand dessein: "Il irait seul. Il était Solal" (S: 80); "Moi, seul toujours, un étranger" (BS: 300). Le destin d'un étranger désaliéné qui a "honte d'avoir besoin d'une compagnie humaine et de n'avoir pu supporter sa solitude" (S: 400) et qui ne peut ignorer ce besoin de consolation parce qu'il est "dépourvu de semblables. Telle est la grandeur dont la suivante et dame d'honneur a nom Solitude" (BS: 300). D'autre part, Solal s'y réfugie volontairement pour se protéger des menaces de l'extérieur. Ayant gagné l'amour de la femme, le couple ne tarde pas à se soustraire du social. Aude et Solal se retirent dans un château de campagne non loin de Paris. Ariane et Solal s'isolent dans une villa au bord de la Méditerranée. Cette situation engendre l'asphyxie de leur amour; Solal s'enfuit de nouveau, et c'est à ce moment-là que le social se tourne définitivement contre lui: il est révoqué de la S.D.N., il perd sa nationalité et, dans la grande ville, il s'enferme dans une chambre d'hôtel, rideaux fermés, n'ayant pour réconfort l'écriture et la lecture. Mais cette solitude lui est insupportable. Car il a besoin d'être adoré, il a besoin de se voir affirmé comme seigneur. Alors pour prouver le contraire de ce qu'il n'a jamais pu accepter - la haine de ses origines -, il reprend son errance solitaire dans "la ville de l'amour du prochain" dont les murs crient Mort aux Juifs!.

Pour Solal, le besoin de se reconnaître dans le semblable est le moyen de remédier au sentiment de solitude né de son manque d'appartenances. Comme nous l'avons constaté, ce manque d'appartenances et l'incapacité de se réconforter dans ses origines juives et orientales découlent de l'appréciation négative posée par l'Autre depuis le jour du massacre des Juifs. En cherchant à se reconnaître dans les yeux des Occidentaux, de ceux qui lui ont en quelque sorte ôté la sécurité de ses appartenances, le héros leur demande de restaurer l'image absolue de supériorité et de force qu'il semble avoir perdue.

Solal est épris de l'absolu. Ce qui aurait pu être la réussite professionnelle stable comme haute fonctionnaire de la S.D.N., cela reste insatisfaisant et, de plus, lui donne l'impression de trahir ses origines. Ce qui aurait pu être la vie conjugale calme et réconfortante n'apaise pas non plus sa soif d'en être: l'amour de la schikse lui paraît une trahison de son idéal. Comme nous l'avons vu, l'amour pur et idéal se veut tendre, mais en réalité elle prend l'allure de la passion. Passion que l'auteur des Carnets 1978, tout comme Solal, relie à la solitude.(154)

La passion se présente comme un remède contre la solitude. Elle semble entraîner le héros dans une ascension amoureuse qui le soustrait de sa condition mortelle et solitaire. Pourtant, afin de réaliser cet absolu, il faut s'isoler du social, ce social que le héros désigne comme l'une des causes principales de son malheur. En même temps, le manque du social rend son amour impossible, trop hygiénique, purifié, stérile et étouffant. Et en réponse au désir d'Ariane de reprendre leurs rôles sociaux - ce que Solal ressent comme un abandon - il a recours à l'isolement. Ce nouvel isolement, cette nouvelle solitude lui sont insupportables, car enfermé dans la chambre d'hôtel, la souffrance l'atteint toujours: elle s'est installée au dedans de lui-même. En s'isolant, Solal se soustrait à la plénitude de la réalité. Ayant pris l'amour pour le moyen qui par excellence mène à l'absolu, le héros retire cet amour même du réel et s'enferme dans une simulation de la vie, dans un modèle idéal inspiré sur leurs désirs d'idéal.

Cette rupture d'avec la réalité, nous aimerions la rapprocher d'une idée de Clément Rosset. Dans son essai Le réel et son double,(155) il constate que: "il n'y a rien de plus fragile que la faculté humaine d'admettre la réalité, d'accepter sans réserves l'impérieuse prérogative du réel".(156) Il serait plutôt question d'une tolérance qui "si [le réel] s'impose et se montre déplaisant [...] est vite suspendue".(157) D'après Rosset, si le réel se montre "déplaisant", c'est surtout à cause de sa nature cruelle: la réalité est cruelle de deux manières. D'une part, parce qu'elle n'offre pas à l'homme les clés lui permettant d'en discerner le sens, et, d'autre part, parce qu'elle est unique. Cette unicité offre deux caractéristiques déplaisantes: l'insaisissabilité, et le paradoxe qu'elle porte en elle-même. Si tout est unique, plus rien ne l'est.

L'homme confronté à la réalité cruelle tend à chercher le sens dans un modèle, double de la réalité, qui soit acceptable. Ainsi, en se réfugiant dans son identité de seigneur solitaire, ou dans un amour exclusif et chimiquement pur, Solal se construit un double de sa personnalité. En subjuguant son amour à un idéal écrasant et en l'isolant du monde extérieur, il se construit un double idéalisé de son amour.

Selon Rosset, le dédoublement est cependant une illusion: l'homme perçoit le réel primaire, mais il refuse de le voir, et il croit ensuite le déjouer en remplaçant l'original par un double. Il s'étonne quand il se rend compte que l'original est toujours l'original, et non le double qu'il avait attendu. Contrairement à celui qui refoule, l'illusionné voit l'événement, mais le scinde en deux et se croit ainsi à l'abri des conséquences déplaisantes du réel constaté, ou, dans le cas de Solal, à l'abri de la mort qui l'attend.

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6.2 L'illusion de la passion

Tout est soluble dans l'amour, tout est soluble par l'amour. Résolution, dissolution de toutes choses dans une harmonie passionnée ou dans une libido subconjugale, l'amour est une sorte de réponse universelle, l'espoir d'une convivialité idéale, la virtualité d'un monde de relations fusionnelles (Jean Baudrillard).(158)

Répétons-le: Solal cherche éperdument à être aimé. Il cherche à être aimé de ses "frères humains" - "frères en la mort" -, des chrétiens qui, au début de sa vie, lui ont appris ce que c'est de ne pas être aimé, de "ne pas en être".(159) Et il cherche à être aimé d'une femme - "sœur dans la solitude" -, une femme différente de sa mère, de ses origines; femme qui représente à la fois la tendresse maternelle et tout ce à quoi le héros aspire appartenir. Nous pourrions dire qu'il cherche soi-même dans l'Autre et qu'il recherche l'Autre en soi. Comme il le dit à Ariane: "O amour de moi en moi sans cesse enclose et sans cesse sortie et contemplée et de nouveau pliée et en mon cœur enfermée et gardée" (BS: 842).

Dans la réflexion de l'amour, Solal voit le moyen par excellence de compenser l'aliénation et la solitude. N'acceptant ni le rejet de la mère ni la haine envers ses origines, Solal manque d'appartenances, d'origines, de patrie. Et s'étant éloigné d'une Ariane qui a montré le désir de se retirer d'une utopie construite par Solal, il prononce le jugement final sur lui-même. Dépourvu de nationalité, il se regarde: "Désormais un homme seul, et comme patrie une femme" (BS: 716).

Ainsi, la course de Solal l'emmène de mère en mère, de femme en femme, de passion en passion et comme l'enjeu de ses entreprises n'échappe pas à ses exigences démesurées, le héros semble divaguer d'échec en échec. En cherchant à se prouver auprès de l'Occidental, à se faire aimer de l'Occidentale, Solal répond plutôt à la nécessité intérieure de compenser son manque affectif, d'anéantir la douleur qu'il ressent depuis qu'on l'a "banni de la famille humaine". Ce bannissement l'a déraciné en lui ôtant sa sécurité - le sentiment d'être aimé - et son appartenance - le sentiment d'en être -, inoculant ainsi un virus qui minera l'ambitieux.

En créant lui même une solitude, en s'exilant du monde, Solal se croit à l'abri de l'horrible conscience originelle qu'il ne peut accepter: il se sent seul. En se voulant seigneur, mais choisi par la masse et semblable à elle, il cherche à compenser la conscience inculquée dès l'enfance, conscience qu'il ne sait pas surmonter: il n'en est pas, il n'est pas semblable. En cherchant son salut dans un amour absolu qui rachète à la fois la rupture déchirante avec la mère et le manque d'appartenances, Solal s'illusionne. Enfin, en faussant sa condition, il se permet de s'investir pleinement dans des ascensions sociale, métaphysique et amoureuse.

N'oublions pas que son père, sa mère, ses Valeureux et même la petite Perline l'aiment, mais leur amour ne saurait le guérir de sa blessure. Si le héros est seul, c'est par incapacité d'intégrer en un tout deux mondes contradictoires: ses origines et ses ambitions occidentales. Solal est seigneur par naissance, mais cette reconnaissance elle-même est impuissante à soulager son mal. Adrienne, Aude et Ariane l'adorent follement, mais leur amour ne suffit pas au héros pour combler son manque affectif. Pour Solal, se faire aimer prend l'allure d'une solution à sa solitude. Mais comme l'amour réel ne correspond pas à l'image que Solal s'en fait, il ne saurait satisfaire les exigences du héros, donc il devient à la fois la cause de son malheur et sa rédemption. Plutôt que d'un besoin impérieux, nous sommes tentés de parler d'un besoin insatiable d'être aimé.

Au fond, Solal s'illusionne en cherchant un amour vrai - basé sur la tendresse maternelle et la tendresse de pitié - derrière une apparence de passion. Car, pour Solal, l'amour comme moyen d'accéder à l'absolu, c'est l'amour de la mère pour le fils. Or, il rejette cet amour dans son entier et n'en prend qu'une partie: la tendresse, qu'il recherche, dès lors, auprès de l'Occidentale. Pourtant, il refuse de reconnaître ou d'accepter la différence d'appartenances de la femme aimée, son passé et son vécu, et son partage inévitable avec le social. Ainsi, le héros persiste dans les idéalisations de l'objet aimé, de soi, et de la passion exclusive.

Mais la passion est éphémère. Les illusions amoureuses de ses débuts disparaissant, la séduction comme moyen d'artifice devient inefficace. Ne se transformant pas en amour, la passion s'éteint d'elle-même, entraînant le détachement à l'égard de la femme aimée. Le réel se venge: Solal devient un mari détestable et l'aimée déesse redevient une mortelle. L'amour tendresse se transforme en violence, en jalousie et en haine, nées de l'angoisse de perdre non pas l'aimée mais plutôt l'amour idéal qu'il voit en elle, de perdre tout ce qu'il a essayé de construire, d'être à nouveau seul. Dans son refus d'accepter la réalité cruelle, le héros s'obstine dans une idée fixe de la passion, une passion banalement humaine qu'il rejette comme telle et qu'il idéalise en la soumettant à l'image idéale de la tendresse maternelle.

Il y a quelque chose de plus fort que la passion: l'illusion. Plus fort que le sexe et le bonheur: la passion de l'illusion. Séduire, toujours séduire. Déjouer la puissance érotique par la puissance impérieuse du jeu et du stratagème - dans le vertige même dresser des pièges et au septième ciel encore garder la maîtrise des voies ironiques de l'enfer -, telle est la séduction, telle est la forme de l'illusion, tel est le malin génie de la passion.(160)

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6.3 Tricher pour perdre

Pourquoi avait-il triché aux cartes, hier soir, triché non pour gagner mais pour perdre? Il devait y avoir quelque symbole là-dessous. Aux romanciers de le trouver. (M: 318).

Quand l'illusion de l'absolu se brise contre la réalité, la prise de conscience reste en suspens. Après 'la chute' d'Adrienne, Solal se jette immédiatement dans les bras réconfortants d'Aude. Il nous semble voir dans ce mouvement un schéma qui serait la répétition de sa réaction initiale au refus de la mère: ce que recherche Solal lui est refusé, et si ce n'est pas le cas, il encouragera lui-même le refus. Ainsi, conscient de l'échec de son mariage avec Aude, Solal encourage le rejet de sa femme et se suicide ensuite. Mais même cette mort n'offre pas d'issue acceptable: "Que pouvait un peu d'acier contre ce cœur de Solal?" (S: 472). Ressuscité de la mort, Solal, ce "condamné à la passion perpétuelle", se lance dans une nouvelle aventure et une ultime conquête amoureuse.

Son amour et sa passion pour Ariane nous semble pourtant différents:

Nulle femme jamais aussi proche. Toutes les autres, Adrienne, Aude, Isolde et les passagères, il s'en était toujours senti séparé. Des étrangères qu'il voyait comme à travers un mur de verre. [...] Mais Ariane était sa proche, sa sympathique, sa naïve. [...] Tout d'elle était charmant, même lorsqu'elle était idiote (BS: 710).

Si cette Occidentale lui semble aussi proche que possible, son inconscient restera "insatisfait, jugeur et infidèle". Elle n'est pas l'universelle panacée. Refusant d'assumer les défaillances d'Ariane, Solal ne voit d'autre issue que la mort pour faire perdurer cet amour trop idéalisé. Et si le premier roman se terminait par une résurrection ouvrant le regard sur "demain et sa merveilleuse défaite", Belle du Seigneur s'achève de façon moins magistrale: par un suicide lamentable. Face à la réalité de l'ennui et à la disparition du désir amoureux, ils s'évadent dans les paradis artificiels de l'éther: "respirant comme autrefois" (BS: 840) quand ils se donnaient des compliments l'un à l'autre, "souriant du doux froid qui entr[e]", ils aspirent par le nez un délire nostalgique dans lequel s'évaporent leurs illusions.

Par quoi ce suicide se motiverait-il? Serait-il une stratégie ultime pour reprendre son destin en main, donc déjouer l'attente de la mort? Serait-il un moyen pour faire perdurer l'idéalisé de son propre personne, tout comme Adrienne - juste avant de se suicider! - cherchait à se convaincre de la supériorité de Solal: "s'il ne devait être qu'un homme comme les autres hommes, du moins elle garderait son illusion jusqu'à la fine et personne non plus viendrait la détromper (S: 289). Ou s'agirait-il plutôt d'une incapacité à assumer la déchéance de sa force vitale? En effet, selon Clément Rosset, "la crainte de mourir n'est qu'une conséquence secondaire de la crainte de ne pas vivre",(161) crainte dans laquelle nous voyons une angoisse primant sur celle de l'anéantissement.

Aussi cette destruction du héros, au dénouement de Belle du Seigneur, nous semble-t-elle définitive. Les quatorze pages qui nous préparent à la fin ultime de la geste de Solal, nous convainquent de l'irrévocabilité de ce suicide. Albert Cohen conclut son œuvre en exécutant son héros, et, Solal, les larmes aux yeux, assume son destin de personnage de roman en "abandonnant ses enfants de la terre, ses enfants qu'il n'avait pas sauvés" (BS: 845). En unissant Solal et Ariane dans la mort - où "ils seraient toujours ensemble" et où il n'y aurait enfin "rien que l'amour vrai, l'amour vrai là-bas" (BS: 844) - Cohen exile son héros dans le fictif, le renvoie dans les limbes de l'imaginaire, pays des personnages romanesques.

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Notes

148. Feux, Paris: Plon, 1957, Gallimard (coll. L'imaginaire), 1974, p. 167.

149. N'oublions pas que Cohen - et Solal d'ailleurs - a une attitude sceptique envers l'amour du prochain. Il l'a substitué par une notion plus spécifique qu'il appelle tendresse de pitié.

150. Cf. l'image finale de Belle du Seigneur: " [...] une naine pleurait, ne se cachait pas de pleurer son beau roi en agonie [...], son roi condamné qui pleurait aussi d'abandonner ses enfants de la terre, ses enfants qu'il n'avait pas sauvés" (BS: 845).

151. Tirée de l'émission Apostrophes. L'on pourrait rapprocher ce passage d'une plainte de l'Isolé du premier texte de Cohen: "Qu'importe, je me venge, Monsieur! Je me crée un petit monde, bien à moi, où mes persécuteurs passent de mauvais quarts d'heures" (PR: 425).

152. Cf.: "quel bonheur tout de même d'écrire en ce moment, seul dans mon royaume et loin des salauds (LM: 9).

153. La proposition majeure de cette enthymème étant "celui qui aime est supérieur à celui qui hait".

154. Cf.: "J'ai vu comment, toujours, la plus ardente passion s'étiole. J'ai vu ce qui attend les nobles amants s'ils se condamnent à vivre délicieusement seuls, hors du compagnonnage humain. J'ai vu que dans la solitude, sans les vitamines du social et privée des fortifiants obstacles, la passion la plus ardente agonise vite dans le désert des délices. Moribonde, elle revit un temps, la pauvre, par la lugubre luxure ou par la bestiale jalousie, et ensuite elle meurt. J'ai vu et j'ai jugé" (C: 152-153).

155. Clément Rosset, Le réel et son double, Paris: éditions Gallimard, 1976.

156. Op. cit., p. 7.

157. Ibid., p. 8.

158. Les stratégies fatales, Paris: Grasset, 1983, réédité en Livre de Poche (coll. biblio essais), 1990, p. 109.

159. Cf.: "O vous, frères humains et futurs cadavres, ayez pitié les uns des autres, [...] pitié de tous vos frères en la mort, pitié des méchants qui vous ont fait souffrir, et pardonnez-leur car ils connaîtront les terreurs de la vallée de l'ombre de la mort, [...] ayez pitié d'eux, [...] pitié de leur agonie certaine, dame d'honneur de leur mort assurée, [...] et que de cette pitié du prochain, pitié de notre commun malheur et destin, que de cette seule pitié naisse enfin une humble bonté, plus vraie et plus grave que le présomptueux amour du prochain" (FH: 209-210). A propos de cette tendresse de pitié, voir aussi les Carnets 1978, pp. 175-176.

160. Jean Baudrillard, 1983, Op. cit., p. 124.

161. Clément Rosset, Op. cit., p. 119.