4.1 Le besoin d'être aimé

L'amour, selon Cohen [...] est toujours la revanche de l'humiliation première.(83)

Cette remarque de Gérard Valbert peut être vue dans la perspective de nos conclusions du troisième chapitre. Solal éprouve un besoin impérieux d'être aimé et il voit dans l'amour un moyen d'accéder à l'absolu. Si cet amour est la revanche de l'humiliation première, nous pourrions considérer le besoin d'être aimé par l'Occidentale comme la revanche du refus initial par la mère et le besoin d'être aimé par les 'frères humains' comme la revanche du rejet ressenti depuis le jour du massacre des Juifs. Le besoin d'être aimé est fort, mais non pas aussi absolu qu'il le semble. Comme sur la plupart des questions centrales, Solal se contredit:

Il avait fait tout son possible pour n'être pas aimé. C'était leur destin à lui et à elle. Il se regarda dans la glace pour voir comme était fait un homme aimé (S: 188).

Et moi, je ne veux pas qu'on m'aime (S: 168).

C'est que "être aimé" entraîne une dépendance à autrui. Et Solal supporte mal cette dépendance aux autres qui, d'après lui, "conspire[nt] contre sa paix" (S: 169). Dans sa soif d'absolu, il se veut indépendant du monde extérieur qui menace de le juger. Par conséquent, il se révolte contre l'urgence de son besoin d'être aimé parce que la dépendance que ce besoin entraîne lui est insupportable.

Solal cherche à être aimé par Adrienne, mais elle est presque trop maternelle. Alors, il la repousse, et elle se sacrifie en se suicidant. Ensuite, Solal cherche à être aimé par Aude, qui représente bien plus l'amour physique à l'occidentale. Toutefois, l'idéal de l'amour se heurtant à la haine de l'autre, la rupture est incontournable et ils meurent ensemble. Et enfin, Solal cherche à être aimé par Ariane, celle qui réunit le maternel et le corporel et dont il reconnaît la solitude. Mais leur amour s'avère ne pas supporter le social, ils s'enfuient, s'isolent mais se trouvent alors confrontés à un insupportable amour chimiquement pur. La prise de conscience de cette chimie corporelle, qui jette une ombre sur la vérité de l'amour, les fait à nouveau désirer le social. Mais en même temps ils n'arrivent pas à accepter le partage inévitable que le social entraîne et qui est ressenti comme un abandon - comme une trahison mutuelle - et ils se suicident ensemble.

Solal aimerait nous faire croire à un amour absolu. Or, dans chacune de ses relations, il trompera l'aimée avec une ancienne maîtresse, une fille de chambre, une infirmière danoise, pour n'en citer que quelques-unes, ce qui nous prouve que cet amour n'est pas aussi exclusif que le héros veut nous le présenter. Nous avons constaté que Solal cherche une femme qui unit dévotion maternelle et charme dangereux de la noblesse occidentale. Le précédent chapitre étant consacré à la mère, dans ce chapitre-ci nous allons compléter la dualité de l'attitude de Solal en superposant le choix paradoxal pour la 'schikse' à sa quête du maternel.

Solal est attiré par la femme occidentale, une femme autre que l'image de la mère nourricière et correspondant à ses aspirations. Or, ce sont les louanges à la sensualité des 'schikse' qui ont tant contribué à la réputation de l'écrivain. Mais si le héros cherche dans l'objet d'amour occidental surtout l'image de la femme maternelle, n'est-il pas étonnant qu'il se soit détourné des filles séfarades? La tendresse maternelle ne se trouve-t-elle pas plutôt auprès de la femme juive?

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4.2 Le dégoût de la femme

Est-ce une statue ou un cheval que tu épouses? (S: 264).

Son choix pour l'Occidentale ne semble pas uniquement s'expliquer par sa haine en réaction au refus de la mère. Si la nostalgie de Solal est la traduction du désir de retrouver la fusion avec la mère, et que sa quête d'un amour absolu se cristallise autour de la recherche d'une tendresse maternelle - du sentiment d'être inconditionnellement aimé -, Solal ne reconnaît cependant pas de sensualité dans les femmes juives proposées par son père et les Valeureux. Regardons ce qui a pu inspirer le dégoût du jeune homme pour ce type de femmes.

Alain Finkielkraut fournit une explication intéressante de cette répulsion du mariage avec une juive. Dans Le Juif imaginaire(84), il dessine une image de l'enfant juif de la diaspora, image qui montre des analogies intéressantes avec notre protagoniste.

[I]l s'agissait pour moi d'être moi-même, et comme on ne se pose bien qu'en s'opposant, je n'avais pas d'autre moyen d'accéder à l'autonomie dans ce monde juif de part en part, que de jouer au plus goy. [...] Je n'avais qu'un seul objectif - la différence - mais, habitant deux univers aux règles contradictoires, je devais me dédoubler pour réaliser mon dessein.(85)

Ce clivage n'est pas extraordinaire pour un adolescent. Ce qui la fait différer de la norme, c'est que "[i]l n'existe pas de ligne de partage, dans une famille juive, entre la sphère des principes et le domaine sentimental. Tout est amour, et tout, en même temps, est judéité. De très belles névroses naissent chaque jour de cette confusion".(86) Le personnage de la mère juive est né de cette confusion. Selon Finkielkraut, sa fonction est problématique parce qu'elle possède l'arme du 'déplacement': la mère se protège contre l'abandon latent du fils en se disant que son amour pour elle est obligatoire. Non pas parce qu'elle le mérite, mais parce que c'est dans l'intérêt vital de la survie du peuple: "Dans une société chrétienne, la famille juive et la nation juive sont deux mondes indiscernables: toute sortie de l'un est désertion de l'autre".(87) Si donc le fils trahit sa famille en optant pour une fille de gentils, la mère répond non par reste avec nous, sois à moi, mais par sois fidèle à tes origines.

Finkielkraut relie sa propre expérience à celle de Portnoy, le héros de l'œuvre de Philip Roth, un rapprochement qui pourrait aussi bien se faire avec Solal.

Vous étonnerez-vous encore de son appétit de provocation ou de son désir invariable, entêté, pour les femmes non juives. [...] A névrose, névrose et demie. La mère se défend contre l'autocensure en judaïsant son amour, Portnoy, de son côté, se défend contre ce crime majeur - l'inceste - en déjudaïsant son propre régime passionnel.(88)

Si nous reprenons cette optique, nous pourrions dire que, en épousant une juive, le petit garçon juif obéissant se marierait avec sa mère.(89) Lors d'une visite à Genève, les Valeureux ont emmené Léa, fille de Mattathias, qu'ils comptent marier à Solal. Mattathias bonimente sa marchandise:

Regardez ma fille, regardez le pigeon! claironna-t-il. Regardez les dents. (Ouvre.) [...] Et quelle panse propre à l'enfantement. Qui a vu un trésor pareil? (S: 248-249).

La description des charmes de "la grasse fille rousse aux hanches énormes, vêtue de soie prune et harnachée de coraux" fait rêver. Et les critiques des autres Valeureux ne sont pas moins réalistes. S'ils conviennent de fiancer Solal à Léa, ce n'est certainement pas pour des raisons d'esthétique.

D'ailleurs, dans l'œuvre, toutes les femmes juives sont laides, déformées et grosses. Pensons à Rachel, la naine bossue de la cave de Berlin, naine monstrueuse qui représente pourtant la mère et l'épouse idéale.(90) Ou bien évoquons Rébecca, la femme de Mangeclous, "créancière de bonheur" qui, assise sur un pot de chambre, se lamente sur ses maladies et glorifie l'argent en se bourrant de laxatifs. Pensons encore aux filles de Mangeclous, qui sont toutes trop laides pour être mariées. La laideur des juives de Cohen souligne encore leur position inférieure par rapport à l'homme qui, dans la communauté traditionnelle juive, jouit d'une supériorité intouchable. La beauté de la femme est inutile,(91) vaine et - rappelons-nous les propos du rabbin Gamaliel - même méprisable.

Malgré toutes leurs déformations corporelles et la vulgarité de leurs insultes et compliments mutuels, il est clair que Mangeclous et Rébecca s'aiment.(92) Par opposition à Solal et Ariane, ils se sont résignés dans leurs défaillances physiques, acceptant leur condition d'être humains et mortels. Nous pourrions dire que le premier couple forme le contraire du deuxième: Solal et Ariane font installer deux toilettes séparées pour n'être pas confrontés à banalité corporelle de l'autre. Cette peur du corporel s'exprime aussi dans le dégoût de Solal pour l'acte sexuel:

Car en réalité, il est chaste et il apprécie peu les ébats de lit, les trouve monotones et rudimentaires, et somme toute comiques. Mais ils sont indispensables pour qu'elles l'aiment. Ainsi sont elles. Elles y tiennent (BS: 299-300).

Il perçoit la femme comme "créancière de bonheur", ce qui, dans son optique, signifie que l'amour se prouve obligatoirement par l'acte sexuel, quoi que cet acte soulève chez lui un sentiment de résistance. Pour répondre à cette demande, il recourt aux manèges déjà employés pour séduire la femme:

L'appel, oui. Il fallait aller à l'amour. Sa créancière le convoquait, le sommait de lui donner du bonheur. Allons, prouve-moi que j'ai bien fait d'avoir choisi cette vie de solitude avec toi, lui disait-elle par le truchement du Vous qui savez ce qu'est Amour. [...]

- Allons au travail.

Entrée du paon, se dit il [...] (BS: 612-613).

Dans l'œuvre de Cohen, la réalité corporelle semble tolérable pour les héros burlesques de la communauté juive. Par contre, en Occident, elle est réprimée, ennoblie et exprimée surtout par l'attente, le désir et le rêve. Pensons à l'hermite des rêves d'Aude (S: 128), aux louanges interminables de l'attente qui marque les débuts de l'amour (BS: chap. XXXVII-XXXIX). Certes, le charnel est ennobli, mais c'est le contraste entre cette même pudeur élégante et la "chiennerie" de l'acte qui dégoûte Solal lorsqu'il y pense. Dire que tout l'Occident serait un "monde inhumain de l'instinct camouflé par une apparence de morale"(93) reste trop hardi. N'oublions pas que ce monde nous est reflété par les yeux de Solal. C'est lui qui part à sa conquête et il semble s'y adapter à merveille. Pensons à son amour pour la civilisation et la culture occidentales, à sa manie du statut social et à l'élégance vestimentaire dont le symbole est par excellence sa robe de chambre.

La civilisation occidentale exerce une influence capitale sur les désirs de Solal et elle fonctionne ici comme médiateur de ses aspirations. Dans sa volonté d'appartenir à l'Occident, le héros semble avoir repris son système moral - voire chrétien - où l'acte sexuel est jugé de façon négative, contrairement au judaïsme qui s'abstient de le juger tant qu'il reste consommé dans le cadre du mariage.

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4.3 Le "droit au bonheur"

[J]'allais avec impatience [...] vers une amante adorante, odorante, tournoyante virevoltante, une Atalante ensoleillée (LM: 111).

Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, Solal n'échappe pas à l'influence externe dans la formation et dans la réalisation de ses désirs. Pensons d'abord au rabbin Gamaliel qui lui enseigne de mépriser "la femme et ce qu'ils appellent beauté. Ce sont deux crochets du serpent" (S: 48) et qui lui interdit de fréquenter Adrienne. Cette leçon a été d'une influence déterminante sur la conscience morale de Solal,(94) comme nous le démontre la fin de Belle du Seigneur. Victimes et condamnés à la passion perpétuelle de leur amour chimiquement pur, Solal et Ariane semblent avoir perdu le désir amoureux, au bout de quelques mois de solitude dans leur maison au bord de la Méditerranée:

Ariane [...] cette femme qu'il chérissait toujours plus, qu'il désirait toujours moins, et qui tenait à être désirée, qui estimait sans doute en avoir le droit, ce qui était agaçant, ô leurs monotones jonctions, toujours les mêmes (BS: 710).(95)

Alors qu'il sont isolés du monde et "enterrés vivants dans leur amour", comment peuvent-ils empêcher la transformation du séducteur fort et beau qui fascina Ariane, en un mari éternuant et soumis aux humeurs physiques, dont tous les défauts 'tuent' peu à peu le Don Juan du début de leur amour?(96) Ariane s'ennuie et annonce qu'elle a besoin de social. Alors, poussée par une petite nostalgie de leur première soirée ensemble, elle se propose de prendre des leçons de guitare hawaïenne. Par cette résolution d'apparence innocente, Ariane enlève à Solal la dévotion exclusive et la toute-puissance que l'isolement de leur amour lui avait procuré jusque-là. La réaction de Solal est bien révélatrice:

Voilà, elle avouait son secret désir! Etre débarrassé du sacré bien-aimé au moins quelques heures par jour [...]. Elle avait raison d'ailleurs. Une telle asphyxie de se voir tout le temps, remarquablement beaux, pour se dire tout le temps qu'on s'aimait remarquablement (BS: 715).

Mais Solal avait lui-même choisi pour cette solitude partagée. C'est de par sa solitude qu'il avait reconnu Ariane en ce "soir de destin" au Ritz. Et ne proclame-t-il pas qu' "il n'y a rien de plus grand que le Saint mariage, alliance de deux humains unis, non par la passion qui est rut et manège de bêtes et toujours éphémère, mais par la tendresse, reflet de Dieu. Oui alliance de deux malheureux promis à la mort qui veulent la douceur de vieillir ensemble et deviennent le seul parent l'un de l'autre" (BS: 313).(97)

Aussi idéaux que ces propos paraissent, il est évident que les désirs de Solal dépassent largement le cadre de cette tendresse "continuelle" qu'il juge "monotone" (BS: 620). Il ressent l'échec de ce qu'il appelle "la farce de leur amour, de leur pauvre amour dans la solitude", si différent des semaines de passion à Genève. Et encore une fois, il fuit sa douleur: l'abandon de la femme lui est insupportable.(98) Dans un réflexe de protection, il décide de partir et il s'enfuit: "Oui, il irait seul à Paris, il partirait ce soir et il vaincrait [...]" (BS: 715). Mais il ne vainc pas.

A Paris, il s'isole dans une chambre d'hôtel et erre dans les rues de la ville. Ariane, lui ayant envoyé une enveloppe contenant des photos indécentes d'elle, Solal y voit une issue à sa condition de solitaire. Il se demande s'il doit l'ouvrir:

L'ouvrir? Oui, il a le droit à un peu de bonheur? Non, son père était Gamaliel des Solal, le révéré grand rabbin. Il renferme l'enveloppe (BS: 718-719).

Le code moral imposé par son père empêche Solal de satisfaire immédiatement son désir malgré l'attirance d'un "peu de bonheur".(99) Et il se résigne dans l'attente: "Les photos indécentes attendront". La tentation est cependant trop grande: "Personne ne peut le frustrer de ce bonheur". Aussi, au bout de quelques jours, se décide-t-il que, "[f]aute de Marseillaise chantée avec les frères", il a droit à "un sale bonheur" qui lui ferait oublier son destin de seigneur solitaire portant la souffrance de l'humanité qui l'a banni: "Nous avons du bonheur tout comme vous, Messieurs!". Et le désir l'emporte sur le code moral:

Ce qu'il y a dans cette enveloppe, c'est tout de même de la vie, un privilège à lui seul accordé. [...] Par amour, pour le retenir, elle a osé dans la déchéance de solitude, elle a osé, cette fille de purs, a osé pour lui l'indignité des photos indécentes. Et bien, très bien, il a un but dans la vie, regarder des photos indécentes [...] la trouver désirable (BS: 736).

Cette rumination montre qu'en cherchant à faire disparaître la détresse engendrée par la solitude, Solal s'attache à un désir physique pour la femme occidentale. Mais comme ce désir contrarie le code moral du héros, celui-ci se montre incapable de jouir pleinement de la satisfaction:

Il pose la main à plat sur la photographie, ouvre les yeux. il fait descendre lentement sa main. Oh, terrible. Il remonte la main pour ne voir que la tête. Voilà, c'est la tête d'une aristocrate, la tête d'une fille de ceux qui ne veulent pas de lui. Une tête correcte, décente, mais dès qu'on ôte la main, le contraste. D'autres photographies maintenant. Ariane, nonne ardente. Ariane, petite fille en jupe courte et mollets nus, et elle fait un geste terrible. Et cette autre, pire encore. Très bien, déchois, Solal. Pauvre chérie, détraquée de solitude, cet affreux talent né dans la fermentation de solitude. Il regarde fort les photographies, les étale toutes, les désire, désire son harem. Très bien, en plein malheur, il arrive à s'intéresser, à désirer. [...] Et maintenant que faire? L'amour! Vers Ariane, vers sa patrie! (BS: 737).

Le schéma de défense se manifeste nettement devant nos yeux. Confronté à l'échec de "la solitude amour chimiquement pur" (BS: 743), Solal s'isole pour se protéger de la menace de l'abandon latent. Mais cet isolement l'empêche en même temps de trouver le véritable amour qu'il recherche.

Ce qui est remarquable, c'est que le héros prétend que, dans cette prise et cet envoi des photos indécentes d'elle, Ariane a été motivée par la solitude et non par son amour pour Solal. Tout comme il impute à sa solitude à lui - et non à son adoration - l'origine de son désir pour elle. Certes, l'éloignement et l'absence contribuent à l'intensification des désirs, ils ne sauraient les faire naître. L'argument de la solitude semble ici servir de prétexte au héros pour justifier des sentiments qu'il ne se permet pas d'avoir - ni de reconnaître chez la femme aimée, d'ailleurs -, et cette solitude semble ainsi prendre forme comme la réalisation physique de ses désirs sexuels. Il peut à peine croire qu'il s'agit d'un "privilège à lui seul accordé". Aussi toutes les photos suscitent-elles un jugement négatif: "la tête d'une fille de ceux qui ne veulent pas de lui", "elle fait un geste terrible", "cette autre, pire encore". Et, malgré l'horreur qu'il éprouve devant ces images impudiques d'Ariane, elles l'incitent à rentrer aussitôt auprès de sa femme.

Enfin, nous constatons - sans trop d'étonnement - que si la 'schikse' l'attire, ce n'est pas uniquement grâce à ses qualités maternelles comme Solal ne cesse de le répéter, mais encore, parce qu'il éprouve des désirs charnels envers elle. Pourtant, le héros n'arrive pas à accepter la banalité corporelle de l'Occidentale - tout comme il ne peut ignorer le manque d'attrait physique de la femme juive - ce qui semble résulter en une incapacité d'assumer pleinement la femme pour ce qu'elle est.

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4.4 La jalousie du rival occidental

Oui, je savoure d'être, pour quelques minutes, un bourgeois comme eux. On aime être ce qu'on n'est pas (LM: 11).

Outre le désir physique, nous décelons un autre stimulus du choix de Solal pour la 'schikse': la présence des maris et des fiancés de celles-ci. Dans l'œuvre, aucune des femmes à séduire n'est libre.(100) Et ceci n'est pas un hasard. Pensons d'abord à Mangeclous et son "cours de séduction en Europe".(101) A l'exemple de "la véridique histoire d'un certain Wronski et d'une dame Anna Karénine, épouse d'un vieux commissaire de la police du tsar" (V: 136), Mangeclous explique que la femme à séduire doit être "en possession d'époux". Il précise: "En effet, cette Anna-là est mariée depuis sept ans, et en conséquence elle le [son mari] déteste sûrement!" (V: 138). Le rôle des maris est surtout important en ce qu'il constitue le contraire détestable de l'amant, du Don Juan poétique. Facilitant la séduction de la femme, le mari cocu est instrumentalisé en faveur de l'amant.(102)

La notion du 'désir triangulaire'(103) pourrait fournir une explication à cette condition. Dans son désir de posséder la 'schikse', Solal n'est pas authentique. On pourrait dire que, inconsciemment, l'objet d'amour désiré lui est désigné par un modèle emprunté à un médiateur, l'homme occidental. L'attrait d'Adrienne, d'Aude et d'Ariane proviendrait alors du fait qu'elles sont désirées respectivement par le rival que Solal envie: consul de France, noble officier français bien fortuné et fonctionnaire de la Société des Nations.(104) "Du médiateur, véritable soleil factice, descend un rayon mystérieux qui fait briller l'objet d'un éclat trompeur",(105) comme le remarque René Girard. Par ailleurs, Solal crée lui-même une situation conforme au concept du 'désir triangulaire'. Lors de la séduction de ses 'belles du seigneur', il suggère qu'il est aimé d'une femme afin de susciter la jalousie de sa victime.(106)

En simplifiant, nous pourrions dire que, en somme, on aime quelqu'un parce que cette personne est aimée et, en reversant cette donnée, personne n'aime quelqu'un qui n'est pas aimé. Si après l'abandon de la mère et après l'expérience du jour du massacre de Juifs, Solal est conscient de ne pas être aimé, il ne sera pas étonnant de voir qu'il ne s'aime pas lui-même. En effet, nous constatons que - du moins partiellement - Solal ne s'aime pas. Quand Adrienne lui demande "Tu ne m'aimes plus, n'est-ce pas?", la réaction de Solal est aliénante: "Non, je ne m'aime plus, je ne m'aime personne. Tout le monde conspire contre ma paix" (S: 169). Aimer une Occidentale, rechercher l'amour auprès des 'frères chrétiens' exige, nous l'avons vu, une falsification de l'identité pour répondre à "l'éclat trompeur" de l'objet, falsification requise par le médiateur sur lequel Solal base son désir d'appartenance. Le sénateur de Maussane, qui est jugé "suffisamment antisémite pour ne pas douter de la capacité du jeune homme" (S: 150), l'avertit: "si vous tenez à réussir [...] si c'est là votre désir, il n'y a qu'une attitude possible. Pas d'ambiguïté. Français, uniquement français [...]. Naturalisé, socialiste, demain ministre" (S: 329). Ce même Maussane ne manquera pas de ruiner les plans de Solal quand ce dernier ne respecte pas cette exigence.

Quand les Valeureux se présentent à Genève avec Léa, la fille de Mattathias qu'ils comptent marier à Solal, Maussane vient de donner la main de sa fille à Solal. Le père d'Aude craint le scandale et il rompt les fiançailles. Peu après, Solal en compagnie des Valeureux, est confronté à son ancienne fiancée qui cherche à rétablir les contacts en s'écriant: "Mon ami!". Un des Valeureux demande à Solal qui est cette fille. Aude devine la question et devient spectatrice de la réaction faible et impuissante de Solal. Elle le voit "hausser les épaules en signe d'ignorance, baisser les yeux, sourire avec réticence, humilité. Odieux" (S: 268). Tout comme le rabbin Gamaliel, Maussane et les Valeureux font appel à ce que Solal aimerait être et cette scène de confrontation le force à choisir un parti: renier ses origines ou renier ses rêves ambitieux en Occident. Mais Solal ne sait pas choisir. Humilié par Maussane, il ne daigne plus venir à l'encontre d'Aude, et incapable de reprendre sa vie de juif, il s'enfuit et il s'isole. Ce schéma répétitif, le narrateur l'explique à la fin du premier roman:

[L]a douleur et le désarroi de cet homme qui avait le cœur trop ardent pour pouvoir choisir entre sa femme qu'il aimait et sa race qu'il aimait, qui se sentait coupable vis-à-vis de l'un et de l'autre, qui n'avait plus le courage de rentrer dans la vie, cruelle aux passionnés d'absolu (S: 395).

Le sentiment de déchirement ne provient pas de l'écartèlement entre l'amour pour ses origines et l'amour pour la 'schikse', mais plutôt du jugement négatif que ces objets d'amour respectifs portent l'un sur l'autre et de l'incapacité du héros à ignorer les exigences de chacun d'eux. Afin de combler son manque d'appartenances, Solal cherche à trouver des semblables qui puissent remédier à sa souffrance solitaire, à la douleur de ne pas se sentir aimé. René Girard, en citant Max Scheler, signale que "le fait de se choisir un modèle, relève d'une certaine disposition à se comparer commune à tous les hommes et [...] c'est une comparaison de cet ordre qui est à la base de toute jalousie, de toute ambition, comme aussi l'attitude qu'implique par exemple l'imitation de Jésus Christ".(107)

Dans l'œuvre de Cohen, l'amour semble une affaire de destin et d'attente, ce qui nous convainc davantage des exigences préconçues que Solal impose à ses amours idéaux. Quand il demande à Saltiel ce qu'il pense du mariage mixte, ce dernier lui répond: "Pour une bonne chose, ce n'est pas une bonne chose, même si la fille se convertit. Mais c'est une affaire de destinée" (S: 222). A propos d'Adrienne, Solal dit qu' "Elle était son seul pays. Il avait tellement attendu" (S: 131). Ensuite, Ariane, ne l'appelle-t-il pas "l'attendue, aussitôt élue en ce soir de destin" (BS: 38)? Et pensons aux cantiques de célébration de l'amour quand Ariane a succombé aux charmes de son seigneur: "Attentes, ô délices, [...] ô lettres des débuts, [...] lettres qui avec les préparatifs pour l'aimé et avec les attentes de l'aimé étaient le meilleur de l'amour" (BS: 356-357).

Les bienfaits de l'amour semblent alors se situer plutôt dans un avenir prometteur de satisfaction annoncée que dans ce un réel présent. Et notons aussi l'importance du regard de l'autre:

Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient d'eux seuls préoccupés, [...] parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs (BS: 337).

Ô joies, toutes leurs joies, joie d'être seuls, aussi d'être avec d'autres, ô cette joie complice de se regarder devant les autres et de se savoir devant les autres qui ne savaient pas, joie de sortir ensemble [...] et puis ils retournaient chez elle pour s'aimer mieux, lui orgueilleux d'elle, et tous se retournaient quand ils passaient et les vieux souffraient de tant d'amour et de beauté (BS: 356).

L'amour se révèle un moyen d'ostentation, une façon de se faire aimer des autres couples "sans amour' - des "autres qui ne savent pas" - pour souligner la symbiose unique et parfaite entre eux. Et nous avons l'impression que, en se vantant de son amour, Solal se sert du social afin de prouver qu'il y appartient, ou même pour se venger d'être "banni de la famille humaine". Klein signale que cette tendance de "susciter l'envie des autres"(108) est un moyen de défense contre l'envie.(109)

Mais la gratification facile, basée sur une apparence d'appartenance, se révèle illusion une fois que le couple s'est retiré du milieu international de Genève pour s'installer dans une villa isolée au bord de la Méditerranée. Aux yeux d'Ariane, le beau seigneur séduisant n'est-il pas déchu quand celui-ci n'est plus sous-secrétaire général de la S.D.N. et quand le Don Juan poétique s'est transformé en pauvre mari? Que reste-t-il de l'attrait de la belle Ariane quand elle est entraînée dans une fusion corporelle dont son amant a horreur au fond - il parle de "sauts de carpe" -, et quand elle est frustrée dans ses besoins de contacts sociaux? Ou pour reprendre le désir triangulaire: sont-ils toujours désirables quand personne d'autre ne les désire? Ecoutons le témoignage suivant:

Seuls, oui, seuls avec leur amour depuis trois mois, et rien que leur amour pour leur tenir compagnie, sans autre activité depuis trois mois que de se plaire l'une l'autre, n'ayant que leur amour pour les unir, ne pouvant parler que d'amour, ne pouvant faire que l'amour (BS: 617).

Dans Solal, le héros isolait son appartenance juive dans une cave pour conserver cette partie de l'identité dont il s'avère ne pas pouvoir se passer. L'incapacité d'Aude d'accepter la confrontation avec les origines de son seigneur déclenche la fin de leur amour: elle l'abandonne. Dans une dernière tentative pour sauvegarder son amour, Solal se convertit au catholicisme et s'isole avec sa femme. Mais ils se rendent compte de l'impossibilité de cet amour en solitude. Aude s'endort à jamais, Solal se suicide et renaît.

Dans Belle du Seigneur aussi, le couple Ariane-Solal s'isole. Non seulement Solal cherche à renier ses origines, Ariane fait de même, et dans leur maison, la 'Belle de Mai', ils sont enfin indépendants. Cependant, la monotonie étouffe vite les deux "bannis volontaires": "Eh, oui, elle s'ennuyait avec lui. Mais au Ritz, le premier soir, elle ne s'était pas ennuyé" (BS: 665). Isolé dans leur amour, Solal agite le spectre du social pour ressusciter la passion. Faute d'une menace de l'extérieur, le danger vient de l'intérieur: l'aimée s'ennuie et sa passion meurt. Or, refusant de reconnaître ce fait, Solal relègue la menace à l'extérieur en conduisant un social imaginaire dans le couple. Cet imaginaire lui permet de rompre avec la monotonie, et de "créer un lamentable climat passionnel" "pour désennuyer une malheureuse avec du tourment". Le simple aveu qu'Ariane a eu un amant avant de connaître Solal donne lieu à une scène de ménage d'une rare virulence. Cependant, la force de cette scène ne relève pas seulement de la rupture avec l'ennui: ce fait du passé se prouve révélateur de l'attitude duale de Solal envers l'amour-passion.

D'abord, Ariane a donc trompé son mari, non seulement avec Solal, mais avant lui avec Dietsch. Et ce dernier est chef d'orchestre: beau, grand, blond, fort, poétique et, surtout, le contraire d'un mari. Solal reproche à Ariane une infidélité dont il s'est lui-même servi pour la séduire! Le trompeur est trompé quand il est devenu le mari cocu: "Solal d'Agay cocu de Solal de Genève" (BS: 648).

Certes, la jalousie entraîne un épanouissement de la passion atrophiée, comme le démontre le passage suivant: "Donc cet homme t'embrasse quarante fois, [...] et tu te laisses faire, souriante. (Il la désira)" (BS: 782). Outre une rupture avec la monotonie, nous remarquons qu'Ariane redevient désirable quand le désir imaginaire d'un tiers entre en jeu comme médiateur. Ce tiers, Serge Dietsch, prend une allure d'autant plus douloureuse qu'il est Allemand aryen et symbole du peuple qui persécute celui de Solal. Or, il est chef d'orchestre, donc poétique et l'opposé du mari souffrant de borborygmes, et il incarne l'ultime médiateur de Solal.

Pour ce qui plus est, le dégoût de l'infidélité n'est pas seulement une question de morale. Depuis le début de leur amour - et contrairement à Solal - Ariane ne l'a pas trompé. La difficulté du héros à accepter une infidélité qui, au fond, n'en est pas une, nous semble davantage la traduction du désir de posséder l'aimée. Solal aimerait avoir la disposition totale et unique de la femme, ce qui nous paraît être une manifestation de la nostalgie de la fusion symbiotique avec la mère.

Solal n'accepte pas que la passion meure, que le désir physique s'étiole et, par analogie, que disparaisse la capacité d'Ariane à lui donner de la tendresse. Il n'accepte pas devoir se pavaner en manifestant sa force physique impure pour obtenir une tendresse pure. Mais si le "génie de tendresse" des femmes lui sert de prétexte valable pour une trahison de son code moral, pourquoi serait-il incapable d'accepter que l'aimée a besoin d'adorer la force de son seigneur afin de pouvoir lui donner cette tendresse recherchée? Pourquoi ce désir masochiste de leur arracher ces mots de haine qu'elles ne veulent pas prononcer? Pourquoi leur reproche-t-il de lui avoir été infidèles avant même de le connaître?

Car enfin, c'est bien après que Solal l'a déjà trompée plusieurs fois qu'elle commence à manifester son ennui et à se soustraire prudemment à leur isolement. Et ce serait Solal qui, non dépourvu d'hypocrisie, se lance dans des scènes de jalousie violentes inspirée sur une unique expérience adultère de son aimée. Il ne semble pouvoir vivre sans social, ni rival: il ne peut s'empêcher de rompre avec la monotonie de leur amour chimiquement pur. Pourtant, l'amour vrai basé sur la relation de la mère avec le fils devrait pouvoir tolérer cette monotonie.

Et pourtant, il n'y a rien de plus grand que le Saint mariage, alliance de deux humains unis, non par la passion qui est rut et manège de bêtes et toujours éphémère, mais par la tendresse, reflet de Dieu. Oui alliance de deux malheureux promis à la mort qui veulent la douceur de vieillir ensemble et deviennent le seul parent l'un de l'autre (BS: 313).

Or, cette "douceur de vieillir ensemble " est meurtrière pour la passion. Et Solal semble exiger une passion. Il s'avère incapable de se contenter de l'amour conjugal du "Saint mariage". Sinon, il aurait pu se marier avec une juive. Tenant à prolonger l'illusion de sa vie idéalisée avec Ariane, il ne voit donc qu'une seule issue possible pour faire continuer leur amour: "Chérie, jusqu'à ma mort, je la jouerai avec toi, cette farce de notre amour, notre pauvre amour dans la solitude" (BS: 703). Cette inclination à l'idéal de l'amour nous incite à nous poser des questions sur la nature de l'amour et l'authenticité des désirs de Solal.

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4.5 Une "histoire compliquée de frères jumeaux"

On s'aime bien, nous deux, sourit-il à la glace (BS: 721).

Dans le deuxième chapitre, nous avons suggéré que la tendance de Solal à s'enfuir dans le double du seigneur pourrait être une façon de se mettre à l'abri de l'hostilité du monde extérieur. En se prenant pour un seigneur messianique, il se protège contre la haine antisémite. En s'imposant comme seigneur donjuanesque, seigneur social, il semble se permettre de gagner respectivement la grâce de l'homme occidental et celle de la femme occidentale. Solal soupçonne que ces deux derniers ne l'auraient pas respecté ou aimé s'il n'avait pas satisfait aux deux convenances: le physique - la viande - et le social. Autrement dit, Solal s'adapte aux exigences de l'Occident pour satisfaire un désir imité, basé sur le modèle occidental. Mais si nous renversions ces données et s'il cherchait dans l'objet tout ce lui manque, et ce qu'il voudrait être? Rappelons-nous un jeune Solal qui, enfermé dans son île ionienne, est à l'affût des "belles vies étrangères" dont il était séparé par "la mer lisse".

Comme il est seigneur par naissance, Solal se veut et se voit adoré par sa mère, son père et les Valeureux. En Occident, la situation est le contraire. Immigré juif, Solal commence au bas de l'échelle sociale et il aura à prouver son statut. Il cherchera à être aimé, et comme "les hommes ne [l]'aiment pas" (BS: 316), "il régnera [...] sur les femmes, sa nation" (BS: 300) et effectivement, les élues font preuve d'une adoration hébétée pour leur seigneur.

A dix ans déjà, le massacre des Juifs(110) l'avait confronté à "l'amertume et l'inquiétude" (S: 70). A un premier niveau, ce jugement négatif ne détruit pas pour autant la bonne image qu'il a de lui-même. Si aux yeux de son peuple il était un seigneur, la haine antisémite lui a donné le sentiment d'être persécuté, "banni de la famille humaine": "Plus tard, serait-il un traqué lui aussi?" (S: 70). Alors, il fuit la menace de la haine et de la persécution et il part à l'Occident pour relever son amour-propre blessé, pour prouver qu'il est digne d'être aimé. Mais malgré tous ses succès sociaux et toutes ses victoires amoureuses en Occident, Solal reste conscient de la haine ambiante.

En réponse l'antisémitisme, éprouvé le jour du massacre des Juifs, le seigneur solitaire s'obstine dans une mission de conversion. Dans sa quête sociale, au lieu de fuir la confrontation, le seigneur solitaire, roi des juifs, sollicite auprès du 'frère humain' occidental - souvent des petits commerçants - à être aimé. Pour citer un exemple: "Chrétiens, j'ai soif de votre amour. Chrétiens, laissez-moi vous aimer. Chrétiens, frères humains, promis a la mort, compagnons de la terre, enfants du Christ qui est de mon sang, aimons-nous, murmure-t-il, et il regarde ceux qui passent et ne l'aiment pas" (BS: 731). L'identification de Solal au Christ, constatée dans le deuxième chapitre, se relierait explicitement au désir de convertir l'Occidental en "semblable" pour que celui qui risque de le haïr puisse l'aimer. De même, dans sa quête d'amour, le seigneur donjuanesque cherche à convertir la femme antisémite - la 'schikse' - en philosémite. De ce fait, nous constatons que Solal ne prend pas tellement la femme aimée pour ce qu'elle est - une éblouissante 'schikse' attrayante et pleine de vie -, mais pour ce qu'il voudrait qu'elle soit - sa sœur, son semblable, sa mère. Au désir passionnel, évoqué par la femme occidentale, semble alors s'ajouter un désir moins authentique basé sur un modèle.(111)

Nous avançons l'hypothèse que l'attitude duale envers la 'schikse' est le produit du l'incapacité d'intégrer les deux côtés clivés de sa personnalité en une existence unique, pleine et complète. Le clivage du moi se définit comme "la coexistence de deux attitudes psychiques à l'endroit de la réalité extérieure [...]: l'une tient compte de la réalité, l'autre dénie la réalité en cause et met à sa place une production du désir. Ces attitudes persistent côte à côte sans s'influencer réciproquement".(112) Ou, comme Solal le dit lui même: "C'est une histoire compliquée de frères jumeaux, moi étant l'un et l'autre, l'un rasé et l'autre faussement moustachu. Je la lui raconterai demain devant la mer violette de Céphalonie" (BS: 299) comme Solal l'avoue - non sans perversité - au lamentable fonctionnaire, Adrien Deume, au moment de séduire la femme de ce dernier.(113) Rejoignons un Solal isolé dans une chambre d'hôtel à Paris, "dépourvu de semblables", conscient du caractère illusoire de sa réussite sociale en Occident et pressentant l'échec de l'amour qui s'annonce: "On s'aime bien, nous deux, sourit-il à la glace" (BS: 721). L'importance des glaces et des miroirs qui reflètent l'image de soi sera un point d'intérêt sur lequel nous reviendrons. Attardons-nous d'abord sur l'image double que le héros ressent en lui. Une question se pose: pourquoi Solal qualifierait-il le dernier double comme "faussement moustachu" le dote ainsi d'un signe négatif: l'inauthenticité? Ne serait-il pas plus proche de ses origines et de la vérité authentique qu'il proclame rechercher? Et le rasé ne serait-il pas le représentant de la beauté extérieure et superficielle qui est caractéristique de l'Occident?

De ces frères jumeaux, le "rasé" représente un Solal conscient de sa réussite fragile en Occident,(114) et le "faussement moustachu" semble incarner un Solal oriental et roi des juifs. Reconsidérons le monologue intérieur du Solal errant après le rejet d'Aude qu'il ne peut pas accepter.(115) Comme nous l'avons vu, il s'enfuit alors dans le double du seigneur solitaire: "Il portait une barbe maintenant, il n'était plus Solal au visage nu d'autrefois mais un roi très majestueux certainement et persécuté" (S: 460). Visages glabre ou barbu et moustachu, chacun semble symboliser un côté de la personnalité duale du héros. Le "Solal au visage nu" et le "roi majestueux" semblent représenter respectivement le héros d'avant et d'après la confrontation à la haine antisémite.(116) Or, l'homme adulte altère l'apparence du visage en se rasant et falsifie en quelque sorte son identité: pour réussir en Occident, Solal a besoin de changer de visage. Le fait que Solal se réfère à son double de seigneur juif par le "faussement moustachu", semble donc indiquer la nécessité de changer son apparence. Cette parenthèse renforce notre idée que ni l'Orient, ni l'Occident ne sauront lui donner le sentiment d'appartenance pleine. Solal se sent déchiré, et il est constamment forcé à altérer son apparence pour obtenir ce qu'il envie dans ces deux mondes.

Dans le cas de Solal, le clivage du moi semble trouver son pendant dans un clivage de l'objet(117) qui cristallise la problématique autour du choix objectal. Cette notion, qui désigne "l'acte d'élire une personne ou un type de personne comme objet d'amour",(118) nous permettra d'éclairer l'apparent paradoxe du héros qui l'incite à 'élire' une aimée chrétienne.

Le choix d'objet de Solal "faussement moustachu", semble, à première vue se baser sur les qualités maternelles de la femme, dont Adrienne, Ariane et en moindre mesure Aude témoignent toutes.(119) Comme nous l'avons vu, de par la méfiance de Solal, l'appartenance qu'il recherche n'est plus possible auprès de la mère, ou auprès d'une femme qui fait écho à la figure maternelle. Non seulement son père a laissé son empreinte sur le code moral du héros, le déplacement de ses désirs vers l'Occident est encore stimulé par les discours passionnés des Valeureux sur l'Occidentale.(120) Ces mêmes Valeureux lui apprennent pourtant que le mariage mixte "n'est pas une bonne chose", et à leur jugement s'ajoute la méfiance générale des Occidentaux. Le héros a donc subi nombre d'influences contradictoires et il ne serait pas étonnant de voir que son choix d'objet d'amour est problématique.

Optant pour l'Occident et s'éprenant de la femme occidentale, Solal baserait son choix sur l'attrait de ce monde, sa volonté d'y appartenir, "d'en être", et surtout d'en être aimé. Suivant la théorie de Freud, nous qualifierons ce choix d'ordre narcissique: "il "s'opère sur le modèle de la relation du sujet à sa propre personne"(121). "[E]tre aimé représente le but et la satisfaction"(122) dans ce type de choix objectal et chez Solal, le modèle de l'objet d'amour se forme à partir ce qu'il voudrait être.

Dans le troisième chapitre, nous avons vu que le déchirement de Solal provenait d'un manque d'appartenances fortement ressenti. Rappelons-nous que le narcissisme secondaire se manifeste comme une série de stratégies destinées à produire l'illusion d'un retour aux jouissances, ou plus précisément au sentiments de toute-puissance du nouveau-né".(123) Ce chapitre nous a démontré que ce qu'il voudrait être est d'une part déterminé par ses aspirations occidentales - le succès et la reconnaissance - et d'autre part par ce qui manque à ses origines (par analogie, par ce qui manque à Solal). De ces constatations, nous pouvons conclure que le choix d'objet de Solal - surtout quand il s'agit d'Ariane - est essentiellement narcissique.

D'ailleurs, Solal n'est pas le seul à être narcissique, les héroïnes le sont autant que lui. Une affirmation concrète du narcissisme se trouve dans les diverses et multiples occurrences de dédoublement et dans le rôle des miroirs et des psychés.(124) Chez les Grecs et les Egyptiens déjà, "les miroirs se trouvaient parmi les dons faits au morts"(125) pour préserver ceux-ci de l'anéantissement définitif. C'est que le miroir, en reflétant une image exacte du corps, crée en quelque sorte un double de l'être humain.

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4.6 Le jeu des doubles

[E]lle a baisé ses lèvres sur la glace. Notre premier baiser, mon amour. O ma sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt mon aimée par ce premier baiser à elle même donné (BS: 38).

D'après Otto Rank, le double est une assurance contre la destruction du moi, "un énergique démenti à la puissance de la mort".(126) Solal, hanté par la mort, et tourmenté par une insécurité affective, chercherait-il dans le double, dans le reflet du miroir, dans ses identités idéalisées, dans le 'frère humain', dans le semblable une protection contre la menace de l'inexistence?

Au début de sa quête de l'Occident, Solal se regarde "dans la glace pour voir comment était fait un homme aimé" (S: 88), et il se regarde "attentivement dans la glace pour voir comment était fait un Gaulois" (S: 180). Remarquons que Solal ne semble pas chercher à se sentir comme un Gaulois, ni à sentir qu'on l'aime, mais qu'il désire être vu comme un Gaulois, d'être vu comme un homme aimé. La glace fonctionne comme un double imaginaire engendrant un jeu de miroir entre le Moi et l'Autre: "la relation dite duelle fondée sur - et captée par - l'image d'un semblable".(127) Dans le miroir, Solal recherche ce qu'il voudrait être: Gaulois et aimé.

En outre, Solal semble chercher dans l'image de la femme un double, écho de la relation binaire enfant-mère du stade préœdipien où l'enfant conservait l'illusion de former avec sa mère une unité indissociable. La déclaration du début de Belle du Seigneur, nous montre une projection nette de la volonté de reconnaître en elle la tendresse maternelle qui - comme nous l'avons vu dans le troisième chapitre - traduit le désir de retrouver l'état fusionnel:

"Une autre splendeur d'elle, écoutez. Une fin d'après-midi [...], je l'ai suivie le long d'un lac et je l'ai vue qui s'est arrêtée pour parler à un vieux cheval attelé [...]. Ensuite la pluie a commencé et elle a cherché dans sa charrette, et elle en a sortie une bâche, et elle a recouvert le vieux cheval avec des gestes, gestes de jeune mère. Et alors, écoutez, elle a embrassé le vieux cheval sur le cou, et elle lui a dit, a dû lui dire, je la connais, ma géniale et ma folle, elle a dû lui dire, elle lui a dit qu'elle regrette mais qu'elle doit le quitter parce qu'on l'attend à la maison. Mais, tranquille, elle a dû lui dire, lui a dit, ton maître va venir bientôt et tu seras au sec dans une bonne écurie bien chaude. Adieu, mon chéri, elle a dû lui dire, lui a dit, je la connais (BS: 38-39).

Solal n'a pas pu l'entendre, mais pourtant, il a su ce qu'elle "lui a dit", ou du moins "a dû lui dire", non, "lui a dit, [il] la conna[ît]". Mais Solal ne la connaît pas. Il ne l'a vue qu'une fois lors de la réception brésilienne, comme il l'avoue:

En ce soir du Ritz, soir de destin, elle m'est apparue, noble parmi les ignobles, redoutable de beauté, elle et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d'importances, mes pareils d'autrefois, nous deux seuls exilés, elle seule comme moi, [...] seule amie d'elle-même et au premier battement de ses paupières, je l'ai connue. C'était elle, l'inattendue et l'attendue, aussitôt élue en ce soir de destin" (BS: 37-38).

Volontaire bannie comme moi, et elle ne savait pas que derrière les rideaux, je la regardais. Alors, écoutez, elle s'est approchée de la glace [...] car elle a la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors seule et ne se sachant pas vue, [...] elle a baisé ses lèvres sur la glace. Notre premier baiser, mon amour. O ma sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt mon aimée par ce premier baiser à elle même donné [...] Un battement de paupières, le temps d'un baiser sur une glace, et c'était elle, elle à jamais (BS: 38).

Le désir de Solal de voir en Ariane une semblable renvoie à des éléments narcissiques: il est prêt à renoncer à son ambition occidentale - à ses "pareils d'autrefois" -, car il croit avoir trouvé en elle une fille de gentils, enfin vraiment semblable à lui dans sa solitude et dans son exil. Elle ouvrirait la voie à l'amour maternel, et il croit avoir trouvé "celle qui rachète toutes les femmes, [...] la première humaine" (BS: 40). Mais, il s'illusionne. Quand Solal "va vers elle et leur premier baiser", elle le repousse et lui jette un verre au visage.

Solal n'est d'ailleurs pas le seul à être narcissique. Quoique consciente de sa beauté incontestée et innée, elle ne peut s'empêcher d'en chercher compulsionnellement la confirmation dans le miroir:

Suivie par une traîne onduleuse, elle se promena orgueilleusement, lançant de temps à autre des regards furtifs vers la glace.
- La plus belle femme du monde, déclara-t-elle, et elle s'approcha de la glace, s'y décerna une tendre moue, s'y considéra longuement, la bouche entrouverte, ce qui lui donna un air étonné et même légèrement imbécile. Oui, tout est terriblement beau, conclut-elle (BS: 34).

Non seulement Ariane est idéalisée, mais encore, elle s'idéalise elle-même: certaine de l'amour reflété par Solal - son seigneur -, elle tourbillonne dans son amour- propre jusqu'à s'identifier à la Sainte Vierge.(128) Nous avons l'impression que sa beauté ne sert qu'à rendre gloire à son seigneur.(129) Considérons Ariane qui se regarde encore dans le miroir juste après le départ de Solal:

Une déesse devant elle dans la glace de la bijouterie. Elle aima la lourdeur de la lèvre inférieure et sa moue tendre, l'inflexion des commissures pesantes. [...] Je vous salue Ariane pleine de grâce, le seigneur est avec vous. [...] Sa femme, elle était sa femme et elle le vénérait, sa femme, sa religieuse, sa servante et desservante, comblée de lui donner sa profondeur et qu'il fût en elle, heureux en elle extasiée du bonheur de l'aimé en elle, moniale de son seigneur. Oh, elle aimait, aimait enfin (BS: 495-496).

Marche triomphale de l'amour. Oui, admirable puisqu'il l'avait élue entre toutes les femmes, élue au premier battement des longs cils recourbés, lui le plus beau et le plus fou, ô merveille de son déguisement en vieillard le plus désespéré, ô ses paroles du soir du Ritz, flèches de méchante vérité, le plus aimant pourtant, le plus triste, ô ses yeux, le plus rieur, ô ses lèvres, le plus méprisant et le plus tendre, le plus seul, un roi sans peuple (BS: 497-498).

Remarquons qu'Ariane intériorise l'objet aimé: "qu'il fût en elle, heureux en elle extasiée du bonheur de l'aimé en elle". Son choix d'objet est d'ordre narcissique. Ce n'est pas son amour pour Solal qui lui donne satisfaction, mais c'est avant tout le sentiment d'être aimée qui la rend "extasiée de bonheur". Si l'amour ne sert qu'à enrichir l'image idéale qu'ils ont d'eux-mêmes, dans quelle mesure leur amour est-il authentique?(130) Leur "amoureuserie" ne serait-elle pas une illusion qui, confrontée à la réalité, entraîne inévitablement un éloignement, comme la fin de Solal en témoigne:

Chacun était à l'autre l'image de la sale vie. [...] Dès qu'elle fut près de lui, il s'écarta pour ne pas sentir ce corps étranger. Chacun d'eux aima son corps et détesta le corps de l'autre (S: 412-414).

Ainsi se dessine l'échec du jeu des doubles. A force de s'être obstinés dans leur soif - nourrie par le narcissisme - d'être aimés par l'autre, de se reconnaître dans l'autre, ils ont perdu de vue la réalité.

Juste après avoir succombé à la séduction de Solal, Ariane lui demande quand il l'a aimée pour la première fois. Solal lui répète le discours du vieux juif édenté, et la réaction d'Ariane est révélatrice: "Comme c'est beau, dit-elle. Personne au monde n'a jamais parlé ainsi, dit-elle. Les mêmes mots que le vieux, pensa-t-il, et il lui souriait, et elle adora son sourire. Les mêmes mots, mais le vieux n'avait pas de dents, et tu ne l'entendais pas, pensa-t-il" (BS: 340). Effectivement, nous sommes étonnés de la facilité et de la complaisance avec lesquelles Ariane se félicite maintenant des "méchantes vérités" du vieillard déguisé, des mots de la déclaration d'amour qui, à l'époque ne lui avaient inspirés que du dégoût.

Solal, lui, n'échappe pas non plus à un déni analogue. Tout comme le Solal "faussement moustachu" déniant le refus initial d'Ariane persiste dans sa séduction, le "rasé" s'illusionne à voir en elle "celle qui rachète toutes les femmes". Les deux côtés opposés de la personnalité de Solal semblent s'attacher à leur idéal de l'amour absolu, et dénoncer l'idéal de l'autre. Ainsi, d'une part, le Solal "faussement moustachu" représentant de l'idéal de ses origines, se voit censuré dans la satisfaction de ses désirs physiques pour la femme maternelle. Et d'autre part, le Solal "rasé" a systématiquement appris à se méfier de la femme occidentale, à se méfier de la capacité de celle-ci à accepter ses origines.

Conditionné par une conscience morale duale et par l'angoisse d'être rejeté, de voir son amour idéal se briser contre la réalité, Solal refuse de prendre la femme pour ce qu'elle est: un être humain avec un corps, des désirs charnels et un besoin de social. Il refuse de voir cette plénitude de la femme et, dans ses yeux, dans ses paroles et dans ses gestes, il recherche obstinément la tendresse et le maternel.

Il prit une résolution d'isolement fier. Le silence, la froideur, voilà ce qui lui rendrait peut-être l'amour de sa femme. Mais elle le connaissait, sentait que cette attitude était superficielle, et elle réprimait une vie entière de rire mécanique en le voyant se contraindre péniblement au silence.

Au bout d'un quart d'heure, il oublia sa résolution. Pour rompre le silence angoissant, il accabla sa femme d'interrogations inutiles, espérant qu'elle répondrait tendrement (S: 413).

Ce passage démontre clairement que Solal méconnaît la femme. L'amour entre Aude et Solal s'étouffe "par la solitude et par la misère" et Solal est incapable d'affronter cette chute. Au lieu d'essayer de s'en sortir, il se tourne vers le passé et parle "des premiers jours du mariage avec une ironie dissimulée qui cachait tant de désespoir et l'espoir d'un miracle" (S: 413), ce même miracle qui lui a fait appréhender "la baiseuse inconnue du Ritz", pour "l'attendue" du soir de destin. Il constate l'illusion, mais refuse de voir le problème réel - l'isolement issu de l'incapacité de supporter la haine des autres - et il se fixe sur ce qui pourrait remédier aux tensions angoissantes que cette situation confuse provoque, sur la tendresse maternelle.

Cette tendresse lui sert de fétiche: immédiatement répertorié dans "le battement des longs cils recourbés", elle seule pourrait lui renvoyer la bonté qu'il recherche. Solal projette alors la bonté de la tendresse maternelle - dont il a besoin et qui lui manque(131) - sur le regard d'Ariane dont l'image flétrit dans le miroir. A force d'avoir été trop obsédé par le besoin de prouver qu'il est digne d'être aimé pour se venger du refus initial de la mère, Solal met tout en œuvre pour obtenir l'amour de la femme occidentale. Non par ce qu'elle offre, mais par ce qu'il voudrait recevoir.

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 Notes

83. Gérard Valbert, Op. cit., p. 229.

84. Paris: Seuil (coll. Points, no 147), 1980.

85. Op. cit., pp. 127-128.

86. Ibid., pp. 128-129.

87. Ibid., p. 130.

88. Ibid., p. 131.

89. Dans cette perspective, remarquons qu'après trois 'schikse', l'auteur s'est enfin marié avec une juive après la mort de sa mère.

90. Voir le paragraphe "Carrosses maternels: le Carrosse de la Loi", dans Goitein-Galpérin, Op. cit., pp. 112-115.

91. Pensons au passage où Solal explique à Ariane que "[d]ès le premier jour du mariage, les Juives de stricte observance se rasaient le crâne et mettaient perruque. [...] une Juive à perruque ne perd jamais son prestige, car elle s'est mise sur un plan où les misères physiques ne peuvent plus découronner" (BS: 312).

92. Suivons la philosophie de Mangeclous: "Le vrai amour ce n'est pas de vivre avec une femme parce qu'on l'aime, mais de l'aimer parce qu'on vit avec elle. Ainsi fais-je avec ma Rébecca chérie qui est le corps de mon âme et l'âme de mon corps et que j'adore", comme le dit le grand théoréticien de l'amour (M: 160). Cf. les sages propos de la mère de Cohen: "Le vrai amour, veux-tu que je te dise, c'est l'habitude, c'est vieillir ensemble" (LM: 28).

93. Goitein-Galpérin, Op. cit., p. 48.

94. D'un point de vue psychanalytique, la conscience morale correspond plus ou moins au surmoi qui se forme d'abord à partir du couple parental, représenté ici par le père. Au cours du temps viennent "s'y adjoindre les éducateurs, les professeurs et la troupe innombrable et indéfinie de toutes les autres personnes du milieu ambiant (les autres, l'opinion publique)". Sigmund Freud, "Pour introduire le Narcissisme", (dans La vie sexuelle, Paris: PUF, 1992, p. 100).

95. A propos d'Yvonne Imer, l'auteur remarqua: "Les premières semaines de passion avaient été une grande période merveilleuse, fastueuse, captivante. Etre deux qui s'aimaient était neuf et éblouissant. Malheureusement, la répétition succède à la nouveauté et à son miracle. La tendresse demeure mais l'enthousiasme des premiers temps est perdu. Or je me suis aperçu que la féerie des débuts revenait lorsque je dictais Solal dont je ne savais pas où il me mènerait". Entretien avec Pascal Bruckner et Maurice Partouche, Op. cit., p. 44.

96. L'idée d'être identifié comme un mari répugne Solal depuis son mariage avec Aude: "Cette femme était sûre de son droit de propriété. Il était son mari. Alors, il n'était plus Solal, mais un mari. Où suis-je et qui me trompe?" (S: 340).

97. Voir aussi la note 92.

98. Ariane n'est pas seule à chercher son salut autre part. Ce passage vient juste après que le lecteur est mis au courant de l'aventure de Solal avec l'infirmière danoise à l'hôtel Carlton.

99. Ce comportement s'expliquerait en termes psychanalytiques par le fonctionnement du surmoi censurant l'action du moi qui, poussé par une pulsion du ça, demande d'agir. Le surmoi de Solal - ici explicitement relié à l'instance paternelle - barre la gratification de son désir physique envers l'Occidentale.

100. Pensons au triangle oedipien introduisant le partage de la mère avec le père qui, quant aux désirs de l'enfant, est le prototype du rival.

101. Rappelons-nous qu'au début, les Valeureux faisaient partie de Belle du Seigneur. Aussi cette théorie de Mangeclous s'insérait-elle avant la célèbre scène de séduction. Cette donnée jette une lumière différent sur l'authenticité des paroles de Solal et non seulement prêchons-nous pour une réédition intégrée des deux livres, mais encore, il serait intéressant de faire une analyse comparative entre la théorie de Mangeclous et la façon dont Solal la met en pratique.

102. Notons que si Solal tend à dévaloriser et ridiculiser le mari, on pourrait rapprocher cette pulsion de la jalousie de l'enfant préœdipien envers le père.

103. Notion élaborée par René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris: Grasset (coll. Pluriel, no 8472), 1961. A l'exemple des héros vaniteux - ceux qui imitent les désirs de l'Autre - de Stendhal, il dénonce le fonctionnement suivant: "[p]ourq'un vaniteux désire un objet il suffit de le convaincre que cet objet est déjà désiré par un tiers auquel s'attache un certain prestige. Le médiateur est ici un rival que la vanité a d'abord suscité, qu'elle a, pour ainsi dire, appelé à son existence de rival, avant d'en exiger la défaite" (Op. cit., pp. 20-21).

104. De même, ce 'désir triangulaire' expliquerait l'envie de Solal envers lord Rawdon (voir le passage cité dans le chapitre 2), cette envie étant définie par Max Scheler comme "le sentiment d'impuissance qui vient s'opposer à l'effort que nous faisons pour acquérir telle chose, du fait qu'elle appartient à autrui" (cité par René Girard, dans Op. cit., p. 27).

105. Ibid., p. 32.

106. Nous pensons à Adrienne de Valdonne et à l'Inconnue (S: 132), ou à Ariane d'Auble et à Elizabeth Vanstead (BS: 322) et au modèle de la séduction en Occident: Anna Karénine et la grande-duchesse Tatiana (V: 172). N'oublions pas, par ailleurs, que, dans la séduction, le dixième manège est justement "la mise en concurrence" (BS: 334).

107. René Girard, Op. cit., p. 28. Rappelons nous d'ailleurs que la tentation à s'identifier au Christ n'est pas étrangère à Solal.

108. Klein, Op. cit., p. 65.

109. Afin de souligner le caractère humain du héros, nous aimerions remarquer l'attitude quelque peu hypocrite de celui qui "vengerai[t] [...] les vieux et les laids et tous les naïfs qui ne savent pas [...] séduire" Ariane (BS: 41) envers "les vieux qui souffr[ent] de tant d'amour et de beauté".

110. Cf. la note 29.

111. Une interprétation possible serait de baser le désir de Solal de posséder l'Occidentale sur une jalousie envers le rival occidental. Cf. la note 107.

112. Laplanche & Pontalis, Op. cit., "clivage du moi", p. 67.

113. Cet Adrien Deume, ce "veinard [...] [p]lein d'appartenances" (BS: 300) constitue ici le médiateur de Solal qui, non seulement envie ses "appartenances", sa "patrie vraie", ses "amitiés", ses "semblables", mais qui désire encore sa femme.

114. Cf. Le "sale souvenir de la vie intra-utérine".

115. Cf. passage sur le Christ. Selon Klein, "Excessive idealization denotes that persecution is the main driving force" (Op. cit., p. 25). L'idéalisation de soi, ainsi que celle de l'objet aimé servirait donc de protection contre l'angoisse de persécution.

116. Nous ferons attention à ne pas identifier Solal "au visage nu d'autrefois" au Solal "rasé", car l'enfant innocent est naturellement glabre. Remarquons aussi que le père de Solal et le dompteur de lions étaient moustachus. Le moustache semble le symbole de la virilité et de la force. Un Solal "rasé" serait alors en quelque sorte castré.

117. Clivage qui est fort profond, comme nous l'a démontré le troisième chapitre.

118. Laplanche & Pontalis, Op. cit., "choix d'objet", p. 64.

119. Dans la vie adulte, le manque de sécurité, de réconfort, le sentiment d'être dépendant de l'Autre pour satisfaire à ses besoins et la non-satisfaction de pulsions libidinales peuvent entraîner un état de détresse. Quand le sujet se sent incapable remédier seul à cet état, les pulsions se tournent contre lui, se transforment en pulsions de destruction et engendrent une angoisse appelant ici le retour du refoulé. Rappelons-nous que, dans une tentative de regagner la grâce d'Adrienne, Solal s'exclame: "si tu me repousses, je meurs!" et le refus initial de la mère revient au niveau de la conscience.

Dans l'objet d'amour, le modèle d'un parent - ici: la mère - joue donc aussi un rôle essentiel. A première vue, nous penserions qu'en cherchant une femme maternelle, Solal ferait preuve d'un choix d'objet 'par étayage' car "l'objet d'amour est élu sur le modèle des figures parentales en tant qu'elles assurent à l'enfant nourriture, soins et protection" (Laplanche & Pontalis, Op. cit., "choix d'objet par étayage", p. 66).

120. A un premier niveau, nous constatons que Mangeclous dénonce la passion occidentale comme un mensonge: "L'amour c'est l'habitude et non jeux de théâtre. Les amours poétiques païennes genre Anna Karénine ce sont des mensonges où il faut parader, ne pas faire certaines choses, se cacher, jouer un rôle, lutter contre l'habitude" (M: 160-161). Cependant, cette dénonciation ne l'empêche pas d'avouer ses fantasmes et ses désirs de faire d'elle une "esclave du lit".

121. Laplanche & Pontalis, Op. cit., "choix d'objet narcissique", p. 64.

122. Sigmund Freud, "Pour introduire le narcissisme" dans Op. cit., p. 102. Dans cet article, Freud avance pour la première fois que la libido peut aussi non seulement s'investir dans des objets du monde extérieur, mais aussi dans le moi. Ainsi, il définit le narcissisme comme "le complément libidinal à l'égoïsme de la pulsion d'autoconservation dont une partie est, à juste titre, attribuée à tout être vivant" (Ibid., p. 82).

123. Jules Bedner, Op. cit., p. 58.

124. L'étymologie du mot psyché nous renvoie à la mythologie grecque: Psyché, la fille d'un roi crétois, est couramment considérée comme la personnification de l'âme humaine.

125. Otto Rank, Don Juan et Le Double, Paris: Payot (coll. Petite Bibliothèque Payot no 23), 1973, p. 113, n. 1. Remarquons de plus que, selon Rank, "l'idée primitive de l'âme coïncidait avec celle d'un Double de même essence que le corps" (Ibid., p.112). Serait-il trop audacieux d'expliquer ainsi ce besoin démesuré de se regarder dans les psychés - "la manie des glaces" - dont Ariane et Solal ne sont victimes?

126. Ibid., pp. 113-114. Il explique: "Au narcissisme primitif comme nous le rencontrons encore aujourd'hui chez l'enfant, correspond une ignorance coimplète de l'idée de la mort. Le primitif, tout comme l'enfant, croit tout naturellement pouvoir continuer éternellement sa vie. [...] C'est seulement après que l'idée de la mort eut été conçue et que le narcissisme menacé eut suscité la crainte de la mort que le désir de l'immortalité s'est éveillé chez l'homme" (Ibid.). De ce point de vue, la croyance au double ne serait rien d'autre qu'une croyance à l'immortalité.

127. Jacques Lacan, cité dans Laplanche & Pontalis, Op. cit., "imaginaire", p. 195.

128. Les citations suivantes présentent une analogie claire avec la prière catholique: "Je vous salue Marie, pleine de grâce ...". Les allusions sont soulignées.

129. A un niveau métatextuel, Ariane ne serait-elle pas l'ultime projection du narcissisme de Solal, sinon de l'auteur lui-même? Le cadre de ce mémoire ne nous permet pas d'approfondir la question, mais nous tenons à signaler que les processus de projection des désirs et des angoisses pourraient s'expliquer par les préoccupations de l'auteur. Ainsi, la liaison d'Ariane avec un chef d'orchestre allemand ne la rendrait pas seulement infidèle, mais également persécutrice. Son image répondrait alors directement aux angoisses d'abandon et de persécution si caractéristiques à l'œuvre de Cohen.

130. "L'état de la passion amoureuse se produit par un transfert de la surestimation sexuelle, qui a son origine dans le narcissisme primaire, sur l'objet aimé", comme Freud l'a proposé en 1914, et ramène "un appauvrissement du moi en libido au profit de l'objet sexuel" ("Pour introduire le narcissisme", Op. cit., p. 94).

131. Cf.: "Or, j'avais besoin de sa tendresse, cette tendresse qu'elles ne donnent que lorsqu'elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour" (BS: 316). Et "Ce désir fou qui me prend d'être un humble, mais qui en est, qui fait partie, un régulier porté du berceau à la tombe par les appartenances et les institutions. [...] Moi toujours seul, et rien que les femmes pour m'aimer, et ma honte de leur amour. / Honte de devoir leur amour à ma beauté" (BS: 301).