5.1 Le leurre de la séduction

Tu vois combien de contradictions. Fort mais vulnérable, méprisant mais complimenteur, respectueux mais sexuel. Et chaque manège lustre son contraire et en accroît l'attrait (BS: 333).

L'idéal de Solal, comme nous venons de le voir, ne correspond pas à la réalité, tout comme la femme aimée n'est pas aussi idéale qu'il l'aurait voulu. Pour obtenir ce qu'il aimerait avoir, le héros a donc besoin de manipuler la réalité et de séduire l'objet de son amour. La séduction est cependant un moyen d'artifice, un leurre. Séduire, c'est se faire aimer.

Pour séduire la femme, pour obtenir son amour, le héros recourt au déguisement. Déjà présente dans Solal, cette tendance se retrouve sous une forme plus nette dans Belle du Seigneur. Au début du roman, Solal se déguise en vieux juif édenté, "faussement moustachu" mais pur d'âme, pour séduire Ariane. Cette première tentative échoue pourtant, et c'est un Solal "rasé", fort et prestigieux dans son hôtel de luxe, qui se charge de la mission. Cette "falsification de l'identité", le héros la justifie de la façon suivante:

[J]'avais besoin de leur amour [...] j'avais besoin de sa tendresse, cette tendresse qu'elles ne donnent que lorsqu'elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour. Alors, pour avoir cette tendresse qui seule m'importait, j'achetais sa passion en faisant le gorille, [...] alors que j'aurais tant aimé qu'elle vienne s'asseoir auprès de mon lit, elle dans un fauteuil, moi couché en lui tenant la main ou le bas de la jupe, et elle me chantant une berceuse (BS: 315-316).

Pour Solal, le gorille et le babouin sont symboles de la force animale dont il a horreur.(132) Afin d'obtenir "cette tendresse qui seule [lui] importait", il recourt à un comportement odieux. Malgré sa prétendue horreur de la violence, il s'en sert dès que ses intérêts sont en jeu. Ce recours à la force se comprend mieux quand on le relie à une scène du premier roman. Le héros, dépourvu de tout, se rend à Genève où Adrienne a rejoint Aude. Cherchant à regagner les grâces d'Adrienne, il aborde au hasard un homme qui sort du théâtre: "Pour la conquérir (bêtise!) j'ai besoin d'argent. Donne-moi de l'argent. Je te promets de te le rendre. Mais si tu ne me le donnes pas, j'ai hélas le droit de te le prendre. J'ai dix droits, regarde!" (S: 113). Solal montre ses mains à l'homme qui, tremblant de peur, lui donne l'argent. Vol justifié antérieurement par la constatation suivante "Puisque la société était carnassière, il se servirait de ses dents" (S: 112); tout comme plus tard la volonté d'obtenir la "maternité divine des femmes en amour" sera le prétexte invoqué pour cette "babouinerie" qui, au fond, lui est instinctive, malgré son refus de se l'avouer.

Pour revenir à Belle du Seigneur, Solal refuse d'accepter le rejet du vieillard juif par Ariane, s'obstinant à voir en elle son semblable dans la solitude et l'exil, la divine maternelle qui lui manque tant:

C'est la stupéfaction de mes nuits que les femelles, [...] mes adorables aux yeux baissés, grâce et génie de tendresse et lueur de Dieu, c'est mon épouvante qu'elles soient séduites par la force qui est le pouvoir de tuer, c'est mon scandale de les voir déchoir par leur adoration des forts, mon scandale des nuits, et je ne comprends pas, et jamais je n'accepterai! (BS: 320-321).

Ce qui surprend davantage, c'est que Solal, en tant qu'auteur du leurre, reproche à sa victime de s'y perdre. Il reproche aux occidentales de ne regarder que la force et la beauté. Quand Ariane lui demande pourquoi il ne va pas faire sa déclaration à une vielle bossue, il évite de répondre directement:

D'ailleurs, admirer la beauté féminine passe encore, puisqu'elle est promesse de douceur, de sensibilité, de maternité. Toutes ces gentilles qui raffolent de soigner et qui courent, le feu aux jupes, être infirmières pendant les guerres, c'est touchant, et j'ai le droit moral d'aimer cette sorte de viande-là (BS: 304).

Au lieu d'expliquer pourquoi, effectivement, il ne cherche pas "cette maternité divine" auprès d'une "vieille bossue", il s'acharne dans une justification de son amour pour la femme belle. Bien sûr il a le droit de l'aimer, et même à la rigueur de la mépriser, comme le lui ordonna son père. Mais s'il lui reproche d'être séduite par la force et la beauté de l'apparence physique, pourquoi lui refuse-t-il le droit de se justifier, alors que, confronté à la même faiblesse, il s'accorde ce droit? Le début de Belle du Seigneur pourrait élucider cette question, car, aux yeux de Solal, la beauté féminine est une "promesse de douceur, de sensibilité, de maternité", promesse de la finalité profonde de sa quête.

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5.2 "Remuer le fumier des merveilles"

Sur le fonds sombre du ciel, des dieux d'artifice poursuivaient de lumineuses déesses (S: 187).

Or, celle qu'il a "reconnue et aussitôt aimée" semble incapable de discerner la vérité derrière le déguisement; d'où la confusion de Solal entre amour et haine - amour pour ce qu'il croit reconnaître en elle, et haine pour celle qui ne répond pas à son idéal - et ses oscillations entre les deux sentiments contraires. Mais Solal refuse de tirer les conséquences de cette réalité dont il se vengera. Désillusionné, Solal condamne Ariane et lui fait la prophétie suivante:

Mais d'abord, femelle écoute! Femelle, je te traiterai en femelle et c'est bassement que je te séduirai, comme tu le mérites et comme tu le veux. A notre prochaine rencontre, [...] en deux heures, je te séduirai par les moyens qui leur plaisent à toutes, les sales, sales moyens et tu tombera en grand imbécile amour, et ainsi vengerai-je les vieux, et les laids, et tous les naïfs qui ne savent pas séduire, et tu partiras avec moi les yeux frits (BS: 41).

A l'opposé de la femme idéalisée, il ne peut y avoir qu'une femme déchue. Celle qui suscitait "la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue" (BS: 38), devient tout d'un coup une "femelle". Tout en refusant d'abandonner l'image idéale de la "Boukhara divine, heureuse Samarcande", Solal punira cette femme qui refuse de s'offrir au vieillard édenté: il la séduira bassement par les sales moyens qu'elle mérite.

La séduction est alors une vengeance au refus de la femme. Quand Solal est confronté au rejet, ses systèmes de défense entrent en action: il réprime ses sentiments d'amour et intensifie sa haine.(133) Une double transformation s'opère alors, simultanément à l'altération de l'image de la femme aimée, Solal subit un changement: le vieillard juif, pur, lyrique et persécuté, se métamorphose en séducteur cruel, cynique et persécuteur. A la déclaration d'amour s'est substituée une déclaration de guerre, guerre dont la victoire amère vengerait "les vieux, les laids, et tous les naïfs qui ne savent pas séduire".(134)

Si Solal s'obstine à trouver un amour pur et absolu auprès de la 'schikse', il s'illusionne toutefois. En quoi cette illusion consiste-t-elle précisément? Reconsidérons l'analyse que Solal fait lui même de Don Juan et de l'objet de conquête:

[T]oujours cette séparation d'avec les autres, même d'avec ceux qu'il aime. Il les voit, mais il ne les sent pas réels, autres que lui. Ils lui sont des imaginations, des figures de rêve. Il est toujours seul, n'en est pas, joue la comédie d'en être (BS: 299. Nous soulignons).

Il se dit que la séduction est un mal nécessaire, ou, comme il le confie à Nathan, "Si tu veux connaître leur grand amour, paie le sale prix, remue le fumier des merveilles" (BS: 328). Mais ce grand amour, qualifié de "débile" au début de Belle du Seigneur, n'est-il pas, du moins partiellement, l'objet de ses désirs? N'est-il pas justement ce que le jeune Solal recherchait dans "les belles vies étrangères", dont "la mer lisse" (S: 16-17) le séparait? Il aime et hait le succès, il prône la force tout en proclamant en avoir horreur. Il n'accepte pas les femmes comme elles sont - "jamais je n'accepterai!" - mais il s'éprend d'elles tout de même. Solal cherche l'absolu et il est conscient du sacrifice exigé: "Voilà, voilà le sale travail auquel elle [la femme] t'obligera si tu veux une passion absolue" (BS: 330).

Solal semble conscient de la complexité de son attitude. Alors, en avertissant Ariane qu'il va la séduire et en la séduisant par des mots et non par des actions, le héros se venge du refus initial de la jeune femme avec moins de cruauté qu'il le lui avait laissé entendre. Il s'efforce de convaincre l'aimée des bonnes intentions derrière les sales moyens de séduction en espérant que, cette fois-ci, elle prouvera être l'attendue reconnue le soir du Ritz. Il soupire qu'il "ne peu[t] plus séduire comme elles veulent, [il] ne veu[t] plus de ce déshonneur" (BS: 304).

Mais lorsque le héros expose le cinquième manège - la cruauté - qui aboutit à la louange de son seul amour véritable, la chatte Timie,(135) il s'arrête subitement: "C'est fini, je ne séduis plus". Ariane, dont les interventions ont été minimales, accepte volontiers cette décision: "Eh bien, ne séduisez plus, mais dites les autres manèges. Faites comme si j'étais un homme". Ce jeu plaît à Solal et, d'un rythme plus accéléré, il continue son discours d'un ton complice. Ainsi, en démystifiant les stratégies de séduction face à une Ariane/Nathan soudain attentive, il dénonce à la fois son propre comportement et le refus initial du vieillard par la jeune femme.

Néanmoins, aussi sincère que soit son dégoût de l'artifice inhérent à la séduction, n'oublions pas que son code de communication s'adapte fort bien aux exigences de l'Occident - le Solal "rasé" -, et que c'est par cette concession qu'il arrive à obtenir d'Ariane son attention et, par la suite, ses grâces. Si le héros s'excuse de cette "falsification de l'identité", il allègue la tendresse féminine dont il a tant besoin comme justification pour cette stratégie, et répond à merveille aux attentes supposées de la femme: pouvoir, élégance, standing et force. Ainsi, "sur le fonds sombre du ciel" occidental, ce "Dieu d'artifices" pourchasse "sa lumineuse Déesse". Dire que "la fin justifie les moyens" nous semble trop simpliste, car dans sa plainte, Solal révèle avoir perdu son âme(136) en falsifiant son identité.

La séduction vise à provoquer l'amour de l'autre. Si Solal n'emploie pas ces "sales moyens", la femme désirée ne tombe pas amoureuse. Nous avons le début de Belle du Seigneur pour en faire preuve. Ne réussissant à séduire la femme que grâce à la force et à la beauté, et non par la pureté de la parole, il doit donc recourir aux mêmes moyens s'il veut conserver cet amour, plus spécialement lorsqu'il s'aperçoit de l'étiolement progressif de la passion:

Chérie, jusqu'à ma mort, je la jouerai avec toi, cette farce de notre amour, notre pauvre amour dans la solitude (BS: 703).

Ainsi Solal avoue que leur amour est un leurre, une farce qui n'est pas plus authentique que les "sales moyens" dont il s'est servi pour séduire Ariane, la belle Occidentale, dangereuse et si différente de la femme juive. Pour fuir la menace du rival qui empêcherait Solal de trouver la gratification recherchée dans l'amour, le couple a besoin d'un isolement. Solal veut être adoré, demande une disponibilité totale de l'amour de la femme, et quand cette disponibilité lui est refusée ou risque de lui être refusée, il se méfie.(137) Toutefois, les sentiments de Solal vont plus loin que la méfiance, il juge la femme coupable et il se venge d'elle:

Alors, je me venge tout le temps. Et tout m'est bon pour les offenser. Bref, toutes les femmes sont ma mère. Et moi je suis un arriéré (M: 308).

Il ne s'agit pourtant pas de "toutes les femmes". Le désir de Solal ne s'oriente que vers de belles Occidentales auprès de qui, répétons-le, il cherche un amour maternel, une sœur qui le consolerait "d'être dépourvu de semblables".

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5.3 Une mission de conversion

[A]ussitôt entrées en passions, elles deviennent philosémites (BS: 297).

Après avoir subi une rupture douloureuse avec ses origines, notamment avec la mère, et à force d'avoir rencontré l'antisémite depuis le jour du massacre des Juifs et, par la suite de façon répétitive, Solal recherche dans la tendresse la compensation au manque d'appartenances et au rejet par la société, sources de sa souffrance.

Cette tendresse, j'aurai tant aimé la recevoir des hommes, avoir un ami [...]. Mais les hommes ne m'aiment pas, [...] ils se méfient, je n'en suis pas, ils me sentent seul. Alors, cette tendresse, il m'a fallu bien la chercher là où on la donne (BS: 316).

 

Solal la cherche auprès des femmes qui sont "[p]lus tolérantes que les hommes parce que moins sociales, surtout les jeunes" (BS: 297).(138) A chaque fois qu'il est confronté à un nouvel objet d'amour, la peur d'être rejeté revient:(139)

Mourir immédiatement s'il était capable de se confier à sa bien-aimée. Il raconta les cinq ans de voyages, les secrètes aventures, les ombres et les humiliations jamais avouées. Voici il était Solal, il arrivait et il les aimait tous. Réponse: Sale Juif! Ses mains étaient chargées de roses et il les leur tendait. Réponse: Sale Juif!(S: 187)

Quand Solal remarque à propos de la femme que "[c]e qu'elles ont de bien aussi, c'est qu'aussitôt entrées en passions, elles deviennent philosémites" (BS: 297), la séduction prend la forme d'une mission de conversion. Mais, selon Solal "il faudrait d'abord enlever une partie du cerveau" pour se convertir, et en effet, ni Solal, ni sa bien-aimée ne parviennent à s'adapter à leurs tentatives mutuelles de conversion qui dépassent le cadre du religieux. Pensons à Aude, "l'ennemie des semaines passées" (S: 182. Nous soulignons) "qui serait sa femme dans trois mois, il le jure!" (S: 184). Plus généralement, il semble s'agir d'une transformation de haine en amour et d'une inversion des rapports de force.

Reprenons le moment où Solal explique à Adrien Deume les motivations du besoin de séduire de Don Juan:

Or, il a besoin d'être aimé. Primo, divertissement de la mort [...], par l'amour d'une femme, s'embrouiller et recouvrir l'angoisse. Secundo, recherche d'un réconfort. Par l'adoration qu'elles lui vouent, elles le consolent d'être dépourvu de semblables. Telle est la grandeur dont la suivante et dame d'honneur a nom Solitude. Tertio, elles le consolent aussi de n'être pas roi, car il est fait pour être roi, par naissance et sans y prendre peine. Roi il ne peut, chef politique il ne daigne. Car pour être choisi par la masse, il faut être semblable à elle, un ordinaire. Il régnera donc sur les femmes, sa nation (BS: 300).

Que nous cache ce discours? D'abord, nous y décelons, d'une part, la peur de la mort - angoisse obsessionnelle de Solal - et, d'autre part, le manque d'appartenance exprimé par "le sentiment d'être dépourvu de semblables". Dans l'amour et la dévotion de la femme, le héros cherche à recouvrir cette angoisse par un sentiment de réconfort. Mais il va plus loin: les femmes le consolent de n'être pas roi, de ne pas occuper la position métaphysique absolue auquel il aspire et croit avoir droit. Il régnera sur les femmes, sa nation. En séduisant l'Occidentale, Solal l'apprête à l'élection et l'adoration du seigneur. Ainsi les "belles" deviennent des créations parfaites du maître absolu. Si Solal évite de répondre directement à la question d'Ariane pourquoi il ne déclare pas son amour à une veille bossue, c'est que la femme, "annonce et prophétie de la sainte humanité de demain", "génie de tendresse et lueur de Dieu", doit être supérieure aux hommes et démunie des faiblesses que le héros n'accepte pas en lui même.(140) En quelque sorte, dans la figure féminine, Solal semble chercher le bon côté de sa personnalité, le double idéal de son moi.

La séduction terminée, Ariane succombe par un "Gloire à Dieu" exprimant la louange du créateur. S'étant conformée aux demandes de Solal - s'étant convertie en quelque sorte -, elle lui renvoie une image belle du semblable, elle lui donne en retour le sentiment d'être le Seigneur: "Voici la bien-aimée, l'unique et pleine de grâce, et gloire à l'Eternel, à l'Eternel en moi, murmurait [Solal]" (BS: 367).

Mais, au fur et à mesure que leur amour évolue, en simulant la noblesse et en dissimulant la banalité, il lui devient de plus en plus difficile de nier la finitude de leur passion et de croire à son infinité: malgré tous ses efforts, la femme n'est pas l'incarnation de la perfection absolue que Solal aurait aimé créer. Les femmes sont mortelles - pire encore, elles se suicident! - et - ô horreur! - charnelles.

Le pis, c'est qu'Ariane continue à répondre à l'idéal. "Elle était la femme d'un homme, sa propriété. O merveille d'être la femme d'un homme" (BS: 498), "Vous êtes mon seigneur, je le proclame" (BS: 500). Sous le poids de la création parfaite que Solal lui a imposée, elle s'anéantit et la réflexion de son image recherchée compulsionnellement dans le miroir se flétrit: "elle resta devant la glace, s'y regarda sans s'y voir" (BS: 386). L'idéal absolu de Solal écrase son objet d'amour:

Mon sacré, lui avait-elle dit un jour en le déshabillant doucement. Massacrée, lui avait-il répondu intérieurement. Pauvre vengeance (BS: 695).

Dans cette optique, la fonction de l'objet, séduit et recréé à l'image du seigneur, se déplace du domaine du réconfort - accès à l'absolu - à celui de la vengeance. Lorsque l'idéal de l'amour se heurte à la réalité, la crainte du jugement négatif de la femme s'ajoute à l'angoisse du rejet. Ce jugement négatif joue un rôle essentiel dans la tendance du héros à se réfugier dans sa deuxième nature de seigneur puissant. Soulignant l'importance des rapports de force, Solal l'avoue lui-même: "En réalité, c'est une façon de se venger de ses adversaires, de leur dire: Tu me hais; moi je t'adore; je te suis donc supérieur (S: 176).

Fuyant sa peur, Solal s'obstine dans l'idéal de l'amour vrai. Mais l'amour d'Ariane et de Solal n'est pas aussi pur que Solal s'obstine à croire. Le cantique de "leur pauvre vie", de "la farce de l'amour" nous montre que le héros en est fort conscient.(141) Pourtant, il ne peut s'empêcher de s'accrocher obstinément à une image idéale de leur amour.

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5.4 La culpabilité de la femme

Assis sur le rebord de la baignoire de cristal dont il était amoureux, il pensait que la seule vérité était dans la vie injuste qui va, crée, détruit et va (S: 331).

A force de s'obstiner dans une recherche de "la douceur de vieillir ensemble" chez une femme occidentale qui répondrait aux désirs passionnels que le héros ne se permet pas d'avoir, sa quête d'amour prend une allure aussi audacieuse que sadomasochiste et, somme toute, illusoire. Il sera condamné à continuer l'illusion nécessitant la dissimulation et la falsification; le leurre des manèges qui lui avaient servi à séduire Ariane, se retourne contre le séducteur.

Pour raviver la passion, pour ressusciter artificiellement le social et le physique disparus, Solal devenu un mari non-poétique, reprend le rôle du Don Juan poétique et se sert de nouveau des manèges de séduction pour faire obstacle à l'éternel train-train de leur 'passion perpétuelle': "Et lui, à quoi s'occupait-il? A créer un lamentable climat passionnel, à désennuyer une malheureuse avec du tourment" (BS: 665). Solal se montre alors violent, cruel et persécuteur pendant d'interminables scènes de ménage(142) qui se cristallise autour de ses trois angoisses principales, l'"inconscient insatisfait, jugeur, infidèle" de la femme (BS: 727), angoisses engendrées par sa méfiance profonde envers elle.

Solal justifie sa cruauté en se disant que, pour satisfaire l'aimée, condition indispensable pour "avoir cette tendresse qui seule [lui] importait, [il] ach[ète] sa passion en faisant le gorille [...]". Mais il a horreur de la force: "De honte et de dégoût, j'en avais mal aux dents, honte de cette bestialité, et j'avais envie de lui hurler que j'étais l'homme le plus faible de la terre. Mais alors elle m'aurait lâché. Or, j'avais besoin de sa tendresse, cette tendresse qu'elles ne donnent que lorsqu'elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour" (BS: 316). La femme est coupable, parce qu'elles "veulent que ce gorille soit en même temps moral [...] ayant du caractère, c'est-à-dire tueur virtuel, elles exigent en effet qu'il dise des paroles nobles [...]. Alibi et comble de la perversité" (BS: 315)".

Aux yeux de Solal, elle n'est d'ailleurs pas seulement coupable de par son "inconscient insatisfait". Elle l'est aussi par son antisémitisme ambulant. Maintes fois rejeté à cause de ses origines, Solal se méfie de la femme, et pour se protéger de cette méfiance, il est toujours en avance d'un pas. Lors des scènes de ménage, le héros souffrant la provoque de prononcer ce Sale Juif! traumatisant avant même qu'elle n'ait songé à l'exprimer.

Et enfin, elle est coupable parce qu'elle est infidèle. La mère œdipienne fut infidèle en abandonnant l'enfant au profit du père, Adrienne a trompé Solal - avec son mari notamment! -, tout comme Ariane a trompé Deume avec le chef d'orchestre allemand. Mais au delà de leur trahisons avec un tiers, Solal leur reproche avant tout de l'avoir trompé avec Solal: le Solal d'Agay se sent cocufié par le Solal de Genève. Parce qu'il a séduit Ariane comme un Don Juan, "dissimulant ses misères" (BS: 311) en faisant le fort et le poétique, il doit tenir ce rôle. Mais, comme il l'explique au téléphone à Adrien Deume pendant la séduction d'Ariane, cela lui est impossible: "Impossible de faire du théâtre vingt-quatre heures par jour. Vu tout le temps par elle, il est forcé d'être vrai, donc piteux" (BS: 311). Dans cette perspective, la séduction prend l'allure d'une prophétie, car Solal prévoit dès le début la fin misérable de son manège. S'étant isolé avec Ariane, Solal ne peut plus dissimuler que le prince charmant pour qui elle était tombé n'est, en effet, plus qu'un "porteur de dix mètres d'intestins", qu'un mari éternuant et souffrant de crises hépatiques. Alléguant à lui-même que c'est pour raviver la passion, il a de nouveau recours aux lamentables manèges:

Il prit une résolution d'être fier. Le silence, la froideur, voilà ce qui lui rendrait peut-être l'amour de sa femme (S: 431).

Tu es belle, lui disait-il. Je suis la belle du seigneur, souriait-elle. Ariane, ses yeux soudains traqués lorsque, dissimulant son amour, il inventait une froideur pour être plus aimé encore (BS: 356. Nous soulignons).

Ainsi, au seigneur solitaire qui s'anéantit et qui prend la souffrance du monde sur ses épaules, s'oppose le seigneur en amour avec la femme comme son semblable, son sujet et son double qui incarne à la fois la cause de et la rédemption à son malheur. Confronté à la faillibilité de sa création, le seigneur en amour devient cruel, non seulement pour raviver une passion qui est en voie de se flétrir, mais parce qu'il semble incapable d'assumer l'échec, échec d'une mission qui a été payée chère: l'échec de son illusion.

Dans son obstination à atteindre son but, le héros n'a pas épargné son entourage. Solal a offensé sa mère par son départ avec Adrienne, il a affronté son père, et, ainsi, a renié ses origines. Et lors de son exil brillant en Occident, il a perdu sa mère et son père sans avoir pu renouer les liens qu'il avait coupés. Véritables victimes de la conquête de Solal, Adrienne et Isolde y ont trouvé la mort, et nous pourrions nous demander dans quelle mesure, de par l'amour d'Ariane, Solal ne cherche pas à s'acquitter du mal qu'il a causé. En la séduisant, Solal se vengerait alors de la rupture avec sa mère et il vengerait les femmes déchues. De plus, en se vengeant du rejet de tous ceux qui ne l'aiment pas, il vengera le Solal blessé, faible et "banni de la famille humaine". La séduction serait alors un moyen de transformer la femme en une création parfaite qui rachète à la fois les méfaits que le héros a rencontrés et causés: la trahison de sa mère et de ses origines, la haine qu'il a rencontrée et sollicitée, et les nombreuses morts qui jonchent le chemin de sa quête.

Dans cette perspective, la honte et la culpabilité de "devoir leur amour" à sa beauté, à sa force et à sa cruauté - honte d'avoir employé ces "sales moyens" pour les séduire, culpabilité d'avoir forcé la bien-aimée à vivre cet amour en solitude - prennent une allure différente. Entendant l'air de "Voi che sapete che cosa è amor"(143) de Mozart qu'Ariane fait jouer sur le gramophone, Solal l'interprète comme un appel à l'amour et au bonheur, comme si Ariane lui demandait de prouver qu'elle a bien fait "d'avoir choisi cette vie de solitude" (BS: 612) avec lui. S'étant enfermé, "condamné à la passion perpétuelle, enterré vivants dans leur amour", Solal se dégoûte en se forçant à "trouver des mots pour lui dire [...] combien il l'aimait, mais des mots nouveaux car les anciens, ceux de Genève, n'étaient plus assez ressentis. Et tout cela pendant que les Juifs avaient peur en Allemagne" (BS: 641). Et honte enfin de la violence évoquée pendant les cruelles scènes de ménage avec Aude et Ariane, scènes qui finissent par un appel de haine: Sale juif!. Tous ces signes nous font croire que la cruauté est plus qu'un moyen de "raviver la passion". Car si le but de la séduction est d'être aimé, la cruauté comme distraction de la monotonie ne saura que temporairement ranimer la passion. C'est que la cruauté ne restera pas sans répercussion. De la violence cruelle, on n'est pas loin de la dégradation et, enfin, de la destruction.(144)

Dès le début de sa quête de l'absolu, Solal, se protège contre l'échec de l'illusoire. En inversant les rôles, il se transforme: d'homme faible, il devient homme fort, d'inférieur supérieur, de victime rejetée et persécutée 'bourreau' persécuteur qui extorque l'amour de l'autre.(145) En dégradant la femme, en l'avilissant, et en niant que leur amour fût jamais sincère, Solal se protège encore de l'échec possible.(146) Enfin, de par son insécurité et sa peur d'être rejeté, Solal associe la bien-aimée, devenue victime, à son obstination destructrice: il la force à confirmer ses doutes et ses angoisses les plus profondes, il la force à avouer qu'elle s'ennuie, qu'elle lui est infidèle et qu'elle le hait. Prenons l'exemple d'Aude:

Elle écrivit: J'aurais voulu ne jamais connaître d'Israélites. Je crois que je regrette de ne pas avoir épousé Jacques de Nons. (S: 419)

Tout comme il force la femme aimée à prononcer les deux mots "qu'on dit aux larves, aux bonshommes impossibles", Solal, dans ses errances après l'anéantissement de l'amour semble rechercher la confrontation directe avec la haine ambiante à l'égard du monde juif. Aude refuse d'accepter les appartenances de Solal et Ariane ne supporte plus l'isolement. Après avoir été confronté au rejet d'Aude et à l'abandon d'Ariane, Solal s'enferme dans un hôtel parisien où il se construit un ghetto juif. Ne supportant pas cette solitude non plus, il sort dans les rues pour avoir "un minimum de vie sociale" (BS: 722):

Dans la rue Marbeuf, ayant repéré une inscription à la craie, il passe devant en détournant la tête. Ne pas savoir. Mais aussitôt, invinciblement attiré, il se retourne, regarde. Que de souhaits de mort aux Juifs dans ces villes de l'amour du prochain (BS: 723).

"Invinciblement attiré", Solal semble compulsionnellement et répétitivement(147) contraint à rechercher et à affronter la haine, le rejet et la solitude: sur les murs, dans les journaux, dans les propos d'un petit vieux sur un banc, dans les conversations des ouvriers dans un bistrot, et même dans la bouche de l'aimée. Ainsi Solal encourage les cris de haine de la femme aimée - Sale Juif! - et de la société occidentale - Mort aux Juifs! - dans lesquels nous repérons un retour de l'angoisse et du désespoir de son manque d'appartenances. Ce manque s'exprime par un besoin insatiable d'être aimé, poussant le héros dans une quête destructrice de l'amour absolu. Un absolu qui, confronté à la réalité, trouve sa réalisation ultime dans l'indépendance totale, opposant la plénitude au vide, l'être au néant, la vie à la mort.

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Notes

132. Cf.: "Babouinerie et adoration animale de la force, le respect pour le gent militaire, détentrice du pouvoir de tuer" (BS: 307). "Ce qu'ils appellent péché originel n'est que la confuse honteuse conscience que nous avons de notre nature babouine et de ses affreux effets" (BS: 310).

133. D'après une hypothèse de Klein, un ressentiment de haine est plus facile à supporter que la culpabilité provenant de la combinaison des sentiments d'amour, de haine et d'envie à la fois: "another, and not infrequent, defence [against envy] is the stifling of feelings of love and the corresponding intensifying of hate" (Op. cit., p. 66).

134. Remarquons le parallèle avec Adrienne. Quand, au tout début de leur liaison, Solal, après avoir été rejeté par elle, regagne son amour et couche enfin avec elle: "Solal se sentait seul, chassait l'image interposée de la mère et la mort frisonnait en ses os et la vie s'échappait en tumulte joyeux. Il s'endormit un instant, se réveilla en sursaut, rit de la stupéfiée qui reconnut son maître" (S: 82). Ayant puisé en elle ses forces vitales, Solal ressuscite: c'est lui qui est, dès lors, en situation de toute-puissance.

135. Cf.: "Ou bien vivre avec une petite chatte qui ne saura pas qu'il est un exclu, qui sera heureuse avec lui et qui n'aura pas un inconscient insatisfait, jugeur, infidèle" (BS: 727). On pourrait rapprocher cet amour à l'amour de la mère don l'auteur parle dans Le livre de ma mère: "Avec les plus aimés, amis, filles et femmes aimantes, il me faut un peu paraître, dissimuler un peu. Avec ma mère, je n'avais à être ce que j'étais, avec mes angoisses, mes faiblesses, mes misères du corps et de l'âme. Elle ne m'aimait pas moins. Amour de ma mère, à nul autre pareil" (LM: 105).

136. Cf.: "Oui, il était brillant devant les autres, leur fournissait une imitation parfaite de l'intelligence rapide et de l'acuité. [...] Depuis des mois, il était un homme sage, important et sans âme et s'ennuyant à mourir et vivant en rêve. Habile oui. Mais ayant perdu ses ailes et la vraie intelligence. Ses dents avaient peur de mordre. Il n'osait plus recommencer à souffrir. Il se terrait dans la réussite. S'il se laissait aller à aimer et à vivre, ils l'enfermeraient" (M: 318. Nous soulignons).

137. D'une point de vue psychanalytique, cette recherche d'une disponibilité totale se traduirait par la nostalgie de l'état fusionnel avec la mère, par un besoin de retourner à l'illusion du sentiment de toute-puissance du stade du narcissisme primaire. La méfiance envers la femme relèverait alors de la peur d'être abandonné" (Voir la note 81).

138. Une illustration de ce besoin de se voir confirmé par l'adoration de la femme se trouve dans le passage suivant: "Lui, si sûr de lui dans le train avec Béatrice, charmeur comme elles disent, sûr de lui parce que en plein sexuel. Mais devant le directeur, soudain gauche, souriant trop" (BS: 716).

139. Cette conclusion correspond à ce que nous avons constaté dans le troisième chapitre: le refus initial de la mère et la blessure que le héros en a retenu, l'empêcherait d'affronter le mauvais aspect de l'objet d'amour.

140. Il serait intéressant de faire une analyse de l'attitude de Solal envers les hommes, son désir d'être semblable à eux (cf. la note 107). Dans Mangeclous, le héros témoigne d'une "jalousie" et d'une "rancoeur" devant l'adoration des femmes pour l'homme: "Pourquoi font-elle tant d'histoires pour ces petits méprisables [...] si dégoûtants, si grossiers, si laids, si canins?" (M: 308).

141. Pour accentuer notre désir d'une publication intégrale de Belle du Seigneur et des Valeureux, nous évoquons la conclusion de Mangeclous à propos de la "véridique histoire" d'Anna Karénine qui prendrait alors la forme d'une prophétie: "Et c'est la chiennerie dite passion, avec continuels frottements des peaux, car c'est le fonds de toute l'affaire! Et au bout de six mois, s'étant enfuis vers la mer et le Soleil, ils [Anna et Wronsky] s'ennuieront fort l'un avec l'autre! Car ainsi finissent les amours fondées sur l'attraction des viandes et la gravitation des canines" (V: 175). Dans sa séduction d'Ariane, Solal semble avoir puisé dans le cours de l'illustre professeur de l'Université de Céphalonie.

142. Dans un entretien avec Albert Cohen par Gabrielle Robin (Les Nouvelles littéraires, 24 octobre 1968), l'auteur précise son intention de raconter dans Belle du Seigneur "une interminable scène de ménage, la saison en enfer que vit un couple lorsque la femme a cessé d'aimer" (citée par Christel Peyrefitte, "Préface à Belle du Seigneur" dans Op. cit., p. XIV).

143. "Vous qui savez ce qu'est Amour", (BS: 612).

144. Pour une analyse intéressante de ce point de vue, nous nous référons au paragraphe "De la dérision à la dégradation" dans Nyssen, Op. cit., pp. 65-66.

145. Cf. Melanie Klein: "[S]ignificant changes in character [...] are much more likely to happen in persons who have not established their first object securely and are not capable of maintaining gratitude towards it. [...]The craving for power and prestige, or the need to pacify persecutors at any cost are among the character changes I have in mind", Op. cit., pp. 20-21.

146. D'après Melanie Klein, l'envie et la tendance à gâcher l'objet peut résulter en un sentiment de culpabilité fort: "such guilt about robbing the primal object may lead to denial, which takes the form of claiming complete originality and thereby excluding the possibility of having taken or accepted anything from the object" (Op. cit., p. 75). Dans le cas de Solal, "claiming the complete originality" se traduit dans le sentiment de "ne pouvoir compter que sur lui" et renforce encore l'image du Seigneur solitaire.

147. La compulsion de répétition se définissant comme "un processus incoercible et d'origine inconsciente, dans lequel le sujet se place activement dans des situations pénibles, répétant ainsi des expériences anciennes sans se souvenir du prototype [...]" (Laplanche et Pontalis, Op. cit., "compulsion de répétition", p. 86). Elle "reproduit, de façon plus ou moins déguisée, certains éléments d'un conflit passé" (Ibid.). Ou comme le dit Freud: " [...] ce qui est demeuré incompris fait retour; telle une âme en peine, il n'a pas de repos jusqu'à ce que soient trouvées résolution et délivrance" (cité dans Ibid.).